Satoshi Kon et Susumu Hirasawa, tisseurs de rêves

Satoshi Kon et Susumu Hirasawa, tisseurs de rêves

Satoshi Kon est loin d’être un inconnu. On trouve son nom dans les écoles de cinéma, il est cité dans de nombreuses interviews de grands réalisateurs, il s’affiche même de manière posthume à Cannes, en documentaire. Néanmoins, on ne peut que constater et regretter une évidente discrétion, un manque de visibilité et de reconnaissance du grand public. Alors que son dernier film, Paprika, sort en 4K chez Sony, revenons sur cet auteur et réalisateur qui aura définitivement marqué de son génie le 7ème Art. Et plus particulièrement sur un point souvent oublié : sa relation artistique fusionnelle avec l’auteur-compositeur-interprète Susumu Hirasawa.

Satoshi Kon, sous influence

4 films et une série courte.

  • Perfect Blue
  • Millenium Actress
  • Tokyo Godfathers
  • Paranoïa Agent
  • Paprika

Lorsque le cancer l’emporte en 2010, à 46 ans, Satoshi Kon est encore, aux yeux du public, un jeune réalisateur. On garde un œil sur lui, on le voit comme un artiste émergent, à surveiller, qui polit son art. Le Japon ne lui reconnaît pas immédiatement un rôle important dans l’animation, éclipsé sûrement par le géant Ghibli et ses films plus familiaux. Les occidentaux adeptes de culture underground l’apprécient, sans que son nom ne passe jamais dans le mainstream. Peut-être est-ce dû au nombre d’œuvres. Les films d’animation prennent du temps, même lorsqu’on y consacre chaque seconde de sa vie. Pour un film d’1h30, il faut compter au minimum 2 à 3 ans de travail.

Travaillant principalement de manière indépendante, sur des projets personnels (bien que produits par le studio Madhouse), Satoshi Kon s’est efforcé de concilier son perfectionnisme avec le temps et le budget imparti. Mais n’a pas la santé de Hayao Miyazaki qui veut… En tout cas, si le grand public attendait une longue filmographie pour le reconnaître, le monde du cinéma lui, ne s’y est pas trompé.

Perfect Blue à Gauche, Requiem for a Dream à droite

Satoshi Kon est le maître des clés qui a ouvert l’imaginaire de nombreux artistes. Darren Aronofsky, Christopher Nolan, Luc Besson, Rodney Rothnam, Guillermo del Toro, Edgar Wright, Marc Caro, Jérémy Clapin lui rendent souvent hommage, le copient même parfois. Et ils ne forment que la partie émergée de l’iceberg.

Souvent au détour d’une BD, d’un film, d’un album ou d’un roman, on se surprend à trouver un plan, une idée, une ligne de dialogue qui crient Satoshi Kon. Il faut dire que les œuvres de ce dernier marquent de manière si frappante, repoussent les limites de l’art de manière si éclatante qu’il semble impossible à un esprit artistique de s’y frotter sans conséquence. La marque d’un visionnaire, d’un génie et d’un bourreau de travail.

Mais s’il a pu atteindre ces sommets, c’est bien parce que d’autres l’ont inspiré et lui ont provoqué des émois artistiques semblables. Après tout, Satoshi Kon est comme les autres artistes, la somme de ses influences combinées à la marque de sa personnalité. S’il admet bien volontiers avoir été marqué par Tezuka, Kurasawa, Miyazaki et Ōtomo (avec qui il travaillera à de nombreuses reprises, pour le meilleur et le pire), c’est une autre rencontre, plus discrète qui traversera toute sa vie et l’accompagnera dans chacun de ses projets jusqu’à la fin.

« On m’a présenté à Kon il y a plus de dix ans, lors d’une interview à laquelle nous assistions tous les deux. Il était clairement différent d’une personne typique de l’industrie musicale, ou même d’une personne lambda. Il avait une présence très forte et pourtant il était modeste. (…) Dès le moment où nous nous sommes rencontrés nous avons tous deux ressenti que nous partagions de vieux intérêts communs et nous avons aussi eu l’impression que nous étions des personnes très semblables, travaillant dans des milieux différents. »

Susumu Hirasawa dans Dream Fossile – Young Magazine

Une connexion évidente

Susumu Hirasawa appartient au monde de la musique, Satoshi Kon à celui du manga. Deux univers qui ne se marient que rarement, à l’occasion de références ou pour des raisons scénaristiques (comme par exemple chez Naoki Urasawa). C’est donc d’abord en tant que fan que Satoshi Kon se lie d’amitié avec Susumu Hirasawa.

« Il aimait beaucoup ma musique, ce qui m’a donné l’impression que nous nous connaissions depuis toujours. »

Susumu Hirasawa dans Dream Fossile – Young Magazine

Mais Satoshi Kon va bientôt quitter le monde du manga… En effet, celui qui travaillait avec Katsuhiro Ōtomo (sur Akira, World Appartment Horror, Memories) et Mamoru Oshii (Patlabor 2, Seraphim), va les suivre dans une transition réussie vers le cinéma d’animation. Il faut dire que c’est bien là le prolongement de sa quête de perfection, lui qui est fasciné par la métamorphose, la course, le mouvement, le passage entre les mondes. Bonus de cette entrée dans l’animation ? Cet art lui ouvre enfin la porte à un élément essentiel et attendu : la collaboration avec Susumu Hirasawa.

« En fait, ça fait vingt ans que je suis fan de la musique d’Hirasawa. Normalement ce sont les musiciens qui composent à partir d’images pour les films, mais pour ma part, au moment de créer des histoires, je suis très influencé par sa musique. Je peux dire que sa musique est ma source de créativité. C’est justement pour ça que nos deux univers collent si bien. »

Satoshi Kon pour Film de Culte

Seraphim, un manga scénarisé par Mamoru Oshii et dessiné par Satoshi Kon

Le premier film de Satoshi Kon est Perfect Blue, réalisé sous l’égide du studio Madhouse. Bien que ce ne soit pas un grand succès au box-office, il fait immédiatement ses preuves avec un palmarès impressionnant en festival. Une réussite, pour son producteur (et fondateur des studios Madhouse et MAPPA) Masao Murayama, qui lui propose alors de réaliser un second film. Satoshi Kon demande alors à adapter Paprika, roman de Yasutaka Tsutsui mais le projet s’enlise. Ce sera finalement Millenium Actress qui verra le jour.

« Faire un nouveau film après Perfect Blue a été une étape cruciale pour moi en tant que réalisateur. Je nourrissais l’ambition d’avoir Susumu Hirasawa en tant que compositeur sur mon second film. Lorsqu’il a accepté, j’ai réalisé qu’il y avait un fond de vérité dans l’expression « Les rêves peuvent devenir réalité. ». Oui, en effet, ils le peuvent. »

Satoshi Kon

La grande collaboration entre Satoshi Kon et Susumu Hirasawa débute officiellement. Lors de la sortie du documentaire de Pascal-Alex Vincent Satoshi Kon l’illusionniste, le public a pu découvrir une nouvelle facette de cet homme exigeant, autoritaire, avide de contrôle, qui a crispé et laissé beaucoup d’amertume à ses collaborateurs. Peut-être est-ce parce qu’il est lui-même un musicien profondément indépendant, qui préfère travailler seul, que Susuma Hirasawa semble avoir accepté Satoshi Kon malgré ses défauts.

« J’ai un jour demandé à Kon : « Nous serons bientôt dans une ère où tu pourras t’occuper de toute l’animation seul, mais est-ce que tu le voudrais ? ». Il m’a répondu : « Il y a du sens dans le fait de travailler en équipe, et tant que je continuerai d’apprécier ce sens, je continuerai avec la méthode traditionnelle ». Mais quand je vois ses œuvres, je pense qu’il aurait préféré s’occuper de tout lui-même. (…) J’imagine que devoir se fier aux autres pour tout le travail a dû être épuisant nerveusement pour lui, mais il se disait sûrement que cette anxiété était un peu immature. »

Susumu Hirasawa dans Dream Fossile – Young Magazine

En tout cas, les deux hommes traverseront trois films et séries sans que leur relation ne se dégrade. Au contraire, leurs échanges permettent toujours à Satoshi Kon de se dépasser dans son art. En effet, en plus de lui offrir des musiques qui l’inspirent, Susumu Hirasawa est un interlocuteur privilégie. Les deux artistes parlent de psychologie analytique, de Carl Jung, de technologie, de science-fiction, de genre… Des thèmes qui jalonnent les œuvres de Satoshi Kon et en font des objets de réflexion moderne profonds et passionnants, à redécouvrir sans cesse.

La musique au cœur de tout

Lorsque l’on commence à détricoter l’influence de Susumu Hirasawa sur les œuvres de Satoshi Kon, on se rend compte que ce fil rouge nous mène dans les recoins les plus inattendus. Par exemple, à propos de l’illustration de couverture de son livre Kon’s Tone, Satoshi Kon déclarera :

« J’ai été inspiré par l’album solo de Susumu Hirasawa, Virtual Rabbit. Ce par quoi j’entends qu’il s’agit de la même chose. Dans le livret à l’intérieur du CD, il y a une silhouette d’Hirasawa avec des oreilles de lapin. C’est charmant ! J’ai voulu faire quelque chose de semblable. Mais ensuite, j’ai pensé à inverser l’effet et à mettre des lunettes sur le lapin au lieu d’oreilles sur ma tête. »

Satoshi Kon

On découvre aussi qu’en vrai fan-boy, Satoshi Kon a réalisé dès 1997 (soit l’année de sortie de Perfect Blue), un montage de Berserk pour faire le clip Forces. En effet, Susumu Hirasawa composait la musique de l’animé, ce qui a encouragé Satoshi Kon à créer un AMV enthousiaste, que l’on peut encore trouver aujourd’hui. Les références se cachent dans chaque élément, prouvant à quel point l’esprit de Satoshi Kon s’abreuvait à cette source d’inspiration constante. Et ce, même lorsqu’ils ne collaboraient pas sur un projet spécifique. Par exemple, concernant la trame scénaristique de Tokyo Godfathers, Satoshi Kon dit ainsi avoir été inspiré par le groupe P-Model de Susumu Hirasawa.

« Le thème de ce [poster de Tokyo Godfathers] est le principe de « ordures = choses mises au rebut », et au milieu de ça il y a cette famille. Naturellement, c’est un thème important dans le film aussi. C’était censé montrer la possibilité d’une renaissance prenant sa source dans les déchets. L’album du groupe P-Model, Music Industrial Wastes: P-Model or Die a été une grande influence »

Satoshi Kon

Satoshi Kon puise dans les thèmes d’albums, les couvertures de CD, les paroles des chansons, la mélodie. Tout, chez Susumu Hirasawa, le nourrit. Dès leur première collaboration officielle, il décide de se laisser porter par cette vague créatrice. Elle donne d’ailleurs naissance à ce que Satoshi Kon considère comme son dessin préféré, réalisé pour Millenium Actress.

Illustration de Satoshi Kon pour Millenium Actress

« J’aime vraiment beaucoup ce dessin. De tous ceux que j’ai réalisés, c’est mon préféré. Ce n’est pas que je pense qu’il ait été dessiné particulièrement bien, mais j’estime que je ne pourrais rien rajouter pour l’améliorer. Je trouve que l’image est complète. Il a été utilisé comme couverture d’album pour le CD de la bande sonore de Susumu Hirasawa, et ça m’a rendu très heureux. »

Satoshi Kon

Puisqu’il faut bien parler finalement des bandes sonores, prenons les quatre œuvres sur lesquelles Susumu Hirasawa a composé la musique. Millenium Actress, Paranoia Agent, Paprika et Dreaming Machine ne font que confirmer ce que l’on savait déjà : cette rencontre était une évidence. Chacune des bandes sonores a été un grand succès et a été saluée par le public. Et pourtant, Susumu Hirasawa est loin de produire de la musique d’accompagnement. Entre techno, rock et musique traditionnelle, chaque thème musical est envoûtant, mémorable, unique. Si Satoshi Kon saisit l’essence du rêve et de l’imaginaire par l’animation, Susumu Hirasawa en compose certainement le son.

Ce n’est pas un hasard si dès la naissance de YouTube, en 2005, l’opening de Paranoia Agent est uploadé sur la plateforme par un spectateur. La légende ? « Un des génériques les plus déconcertants / obsédants que j’aie jamais vu ». Chaque rencontre avec cette collaboration de génies hante durablement. La scène d’introduction de Paprika ou de son étrange parade, le générique de fin de Paranoia Agent, la course effrénée à travers le temps de Chiyoko… Autant de moments transcendants, où Satoshi Kon et Susumu Hirasawa semblent dépasser le langage pour nous transporter dans des élans de liberté et d’émotion.

Si les films de Satoshi Kon « s’expériencent » presque plus qu’ils ne se comprennent, c’est que ce sentiment est intimement lié à son processus de création. En écrivant et dessinant au gré de l’inspiration musicale, le réalisateur habille la musique. La musique habite le film. L’un dépend de l’autre, comme autant de Fantasia faits sur mesure. Lorsqu’on regarde une œuvre de Satoshi Kon, c’est un peu de Susumu Hirasawa qu’on vient chercher. Difficile d’imaginer un Hayao Miyazaki sans Joe Isaishi, un Sergio Leone sans Ennio Morricone…

Dreaming Machine

Satoshi Kon est décédé en laissant son dernier projet inachevé. Son nom, Dreaming Machine est une référence directe à une chanson éponyme de Susumu Hirasawa, sur l’album The Ghost in Science. La collaboration était tacite, au point que Satoshi Kon n’avait même plus besoin de formuler de demande officielle au compositeur.

« Quand il a écouté l’album, Kon a dit qu’il s’agissait de la bande sonore parfaite pour son nouveau film, c’était comme si l’album avait été fait spécifiquement dans ce but précis.  »

Susumu Hirasawa dans Dream Fossile – Young Magazine

De Dreaming Machine, le public n’aura rien qu’un aperçu de story-board et quelques illustrations. Pourtant le producteur Masao Murayama avait promis à Satoshi Kon, mourant, de sortir le film dont déjà 600 plans ont été animés sur 1500. Un imbroglio juridique entre la veuve de Satoshi Kon et les studios bloque désormais la création de cette œuvre posthume.

« Mon plus grand regret est le film Dreaming Machine. Je suis inquiet, pas seulement à propos du film lui‑même, mais aussi vis‑à‑vis du staff avec lequel j’ai pu travailler sur le film. Après tout, il y a de fortes possibilités que les storyboards, qui ont été créés avec sang, sueur et larmes, ne soient jamais vus. C’est parce que Satoshi Kon a complètement pris en main l’histoire originale, le script, les personnages et les arrangements, les esquisses, la musique… chacune des images. Bien sûr, il y a des choses que j’ai partagées avec le directeur de l’animation, le directeur artistique et le reste du staff, mais fondamentalement, la plupart du travail peut seulement être compris par Satoshi Kon. Il est facile de dire que c’est ma faute d’avoir arrangé les choses en ce sens, mais de mon point de vue, j’ai fait beaucoup d’efforts pour partager ma vision avec les autres. Cependant, dans mon état actuel, je peux seulement ressentir de profonds remords pour mon inadéquation dans ces domaines. Je suis réellement désolé vis‑à‑vis de tout le staff. »

Satoshi Kon – Lettre d’adieu

De Satoshi Kon, il nous reste ses œuvres, qui lui ont survécu et continuent d’être redécouvertes. Pascal-Alex Vincent l’affirme en tant que professeur de cinéma : aujourd’hui parmi ses élèves, le nom du réalisateur arrive presque toujours dans le top 5 de leurs films préférés ou des œuvres qui les inspirent. Après avoir reçu, à son tour Satoshi Kon donne. Un cycle dont il s’amusait déjà de son vivant, en tant que fan et auteur :

« Lors de la fête de sortie de Paprika, il y avait Yasutaka Tsutsui, l’auteur de l’œuvre originale, Susumu Hirasawa et moi-même. Hirasawa et moi étions de grands fans de Tsutsui, et nous avions tellement d’admiration pour lui que nous avions peur de l’approcher. Hirasawa a commencé à dire que s’il faisait de la musique, c’était grâce à l’influence qu’a eu sur lui la lecture des romans de Tsutsui. Et j’ai été également très influencé par l’univers de Tsutsui pour faire mes films. Il y avait un étrange triangle à cette fête.

Satoshi Kon pour Film de Culte

Susumu Hirasawa a accompagné Satoshi Kon de sa musique jusqu’à la fin. En effet, c’est sur la mélodie de sa chanson Rotation (LOTUS-2) que les funérailles du réalisateur ont eu lieu. Les chemins des deux artistes ne se sont plus quittés, à travers une amitié et une collaboration que Susumu Hirasawa continue de chérir.

« J’ai ressenti une connexion très profonde entre nous deux et j’ai senti que nous nous comprenions mieux que n’importe qui d’autre. Donc je crois qu’il a pu me révéler des aspects de lui-même dans ces brefs moments qu’il n’a jamais révélé à d’autres, peu importe depuis combien de temps ils se connaissaient. J’imagine que des vacances avec lui auraient été un tel plaisir. Nous aurions passé notre temps à rire. »

Susumu Hirasawa dans Dream Fossile – Young Magazine

Cette relation particulière ne doit pas éclipser le travail d’autres artistes que Satoshi Kon a gardé auprès de lui sur ses projets. Nobutaka Ike a par exemple été un fidèle collaborateur sur les décors, et Masafumi Mima l’a été pour les sons. Eux aussi, comme Murayama, comme Hirasawa, attendent de voir se dresser un nouveau génie de l’animation qui pourrait marcher dans les pas de Satoshi Kon. Et qui pourrait même (sûrement) avoir été inspiré par lui. Mais comme pour Yoshifumi Kondo ou Kentaro Miura, l’esprit de Kon restera irremplaçable.

Il ne nous reste qu’à nous tourner vers des artistes dont l’envie de liberté et le talent crèvent l’écran. Et heureusement, ils ne manquent pas : Masaaki Yuasa, Pendelton Ward, Akiyuki Shinbo, Yuzuru Tachikawa... A travers eux vit la même passion qui brûlait Satoshi Kon pour le cinéma, pour le dessin, pour la musique. Une passion qui elle, ne disparaîtra jamais.

 

Sources :

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