Yoshifumi Kondō, l’homme qui aurait dû hériter du studio Ghibli

Yoshifumi Kondō, l'homme qui aurait dû hériter du studio Ghibli

En 1995, le studio Ghibli sort pour la première fois un film qui n’est dirigé ni par Hayao Miyazaki, ni par Isao Takahata : Si tu tends l’oreille. Un fait exceptionnel pour les fondateurs du studio, aux attentes extrêmement exigeantes. L’homme derrière le long métrage d’animation est discret et son nom est alors inconnu du public. Yoshifumi Kondō signe en effet à 45 ans sa toute première œuvre en tant que réalisateur. Si tu tends l’oreille devient cette année-là le plus gros succès cinématographique au Japon et sur toutes les lèvres une question se pose : Hayao Miyazaki est-il en train d’annoncer son successeur ?

Trois artistes liés par le studio Ghibli

Quand Yoshifumi Kondō intègre le studio Ghibli, en janvier 1987, l’entreprise en est à ses tout débuts. Un seul film est alors sorti : Le château dans le Ciel, l’année précédente. Alors que Hayao Miyazaki est en train de finir Mon Voisin Totoro, on désigne Yoshifumi Kondō comme chef animateur et responsable du character-design sur Le tombeau des lucioles d’Isao Takahata, qui doit sortir en 1988.

Le tombeau des lucioles de Isao Takahata. Première collaboration entre Yoshifumi Kondō et le Studio Ghibli

Le film est une réussite et le travail de Yoshifumi Kondō impressionne les deux hommes. Il aura le même poste sur Kiki la petite sorcière en 1989 et Souvenirs goutte à goutte en 1991. Son talent contribue à donner une identité visuelle très reconnaissable au studio Ghibli qui connaît un grand succès. Puis on lui confiera le rôle d’animateur clé sur Porco Rosso (1992), Je peux entendre l’Océan (1993), et Pompoko (1994).

C’est ainsi que Yoshifumi Kondō devient peu à peu un élément central du studio, jusqu’au jour où les deux fondateurs vont lui accorder la plus grande des confiances. En effet, l’animateur veut désormais réaliser. Et il connaît déjà l’œuvre qu’il veut adapter : Si tu tends l’oreille de la mangaka Aoi Hiiragi. Hayao Miyazaki accepte de porter le projet et décide même de s’y impliquer en tant que scénariste.

Si tu tends l’oreille

Le film de Yoshifumi Kondō sort en 1995. On y suit Shizuku, une jeune fille qui rentre dans l’adolescence. En découvrant que tous les livres qu’elle lit à la bibliothèque ont été empruntés avant elle par un certain Seiji, elle décide de retrouver cet inconnu. Cette quête va la mener à découvrir ce qui l’anime vraiment et à se construire dans cette période charnière de sa vie.

L’œuvre reprend plusieurs éléments familiers au studio Ghibli. A commencer par son héroïne, Shizuku, qui insuffle une vitalité rafraîchissante dans le film. Malgré son jeune âge elle est intelligente, sensible, courageuse et pleine de caractère. A la hauteur donc de Nausicaä, Fiona, Chihiro, Kiki, Satsuki, etc.

Mes héroïnes peuvent avoir besoin d’un ami ou d’un soutien, mais jamais d’un sauveur. (…) Toute femme est tout aussi capable d’être un héros que n’importe quel homme.

Hayao Miyazaki

Si tu tends l’oreille est également un film où le merveilleux et l’aventure portent un idéal politique, comme ses prédécesseurs Ghibliens. Mais si le cheval de bataille de Miyazaki est plutôt l’écologie, Yoshifumi Kondō prône la liberté dans un monde conformiste. Son film est un appel à se découvrir soi-même, avec toutes ses particularités, contre le système scolaire japonais qui vise à uniformiser les élèves. Comme disent les parents de Shizuku :

Vivre différemment apporte des difficultés

Ce film a la particularité de s’ancrer dans la réalité et dans un décor urbain. Et pourtant, on y ressent la même magie que dans un film fantastique du studio Ghibli. Si l’incursion dans l’imaginaire de Shizuku permet d’offrir des visions fantastiques, Yoshifumi Kondō ne table pas là-dessus. Parce que ce qu’il sait faire mieux que quiconque… c’est créer de la magie dans le quotidien.

Saisir les petits moments

Dans Si tu tends l’oreille, les environnements les plus communs sont tout à coup sublimés. Les appartements surchargés, les chambres d’écoliers, les ruelles et les balcons gagnent une aura paisible, intemporelle, planante. Ce n’est pas pour rien si la célèbre image de la lofi-girl, la chaîne de lo-fi la plus suivie d’internet, s’inspire d’un des plans du film. Yoshifumi Kondō donne une âme aux lieux à travers sa mise en scène et on a envie de s’y plonger entièrement.

Shizuku en plein travail, l’image qui a inspiré la lofi-girl

Les rues de la ville deviennent des lieux de rencontre, comme les bancs et les cours d’immeuble. Si tu tends l’oreille marquera d’ailleurs un tournant dans l’esthétique des films d’animation, grâce à ses scènes urbaines d’errance nocturne. Yoshifumi Kondō n’a pas peur du trivial. Il n’y a rien d’exceptionnel dans son histoire, pas de grande aventure, pas de fin du monde ou d’ennemi à combattre. Et pourtant le mystère de l’identité de ce Seiji a une saveur douce, la découverte de la colline qui surplombe la ville est envoûtante.

Balade nocturne pour deux héros qui apprennent à se connaître

En regardant le film, on comprend que le réalisateur a su capter la saveur de l’enfance. On se rappelle de tous les petits mystères que la vie portait lorsqu’on avait encore tout à découvrir. Pour Shizuku tout est nouveau : l’amour, la ville et cette colline, le départ de sa sœur de l’appartement, l’art, Seiji… Les promenades de nuit sont des moments volés, tout comme les lectures au lieu des révisions. Les plongées en elle-même pour apprendre à se connaître sont une aventure passionnante.

Le meilleur film coming of age du studio Ghibli

La vraie intrigue de Si tu tends l’oreille est une quête interne, un mystère caché au sein de Shizuku et de Seiji. Nos deux héros sont à la recherche d’eux-même, de ce qui les anime, ils jaugent leurs propres forces. Mais cette quête d’identité à la sortie de l’enfance, le film se garde bien de la traiter avec légèreté. Car les questions posées sont sérieuses et intemporelles : comment sait-on ce qu’on aime ? Quelle voie prendre ? Jusqu’où doit-on persévérer ?

Voilà un autre point fort de Yoshifumi Kondō. Si les héros ont beau être très jeunes, à la porte de l’adolescence, ils sont pourtant complets. Leur dynamique est toute aussi complexe que la rencontre entre deux adultes. Ils apprennent à se connaître, cherchent à s’apprivoiser et à construire un avenir. Seiji est quelqu’un de déterminé qui se connaît bien et sait ce qu’il aime. Il lui reste à tester sa propre force et ses limites. Confrontée à cette passion, Shizuku qui a plutôt tendance à s’ennuyer et à rêver, va s’interroger sur elle-même.

Shizuku se refuse littéralement à être un poids mort pour Seiji, tout en symbolique

Finalement, on voit naître tout en douceur, sous nos yeux une magnifique histoire d’amour. Une histoire d’amour entre deux personnages qui veulent se tirer vers le haut et se soutenir, mais aussi un amour familial, une acceptation de soi-même et un amour de la musique, et de l’art en général.

La passion au cœur du film

Si le film s’ouvre avec une reprise de Country Roads, du célèbre musicien folk John Denver, ce n’est pas un hasard. En plus d’avoir une bande sonore originale particulièrement impactante signée Yuji Nomi, la musique revêt une grande importance dans l’intrigue. Elle est ce qui anime Seiji, ce qui pousse Shizuku à écrire sérieusement pour la première fois, elle rassemble les gens dans des moments magiques et suspendus.

Mais la musique n’est pas tout. C’est pour Shizuku une porte d’entrée, un exemple. Ensuite, à elle de faire son propre chemin. Yoshifumi Kondō, avec une grande finesse, montre le parcours d’une artiste qui se construit. Et il met le doigt sur la meilleure manière de la faire s’épanouir : grâce à un entourage bienveillant et un travail long et studieux. Shizuku passe d’une enfant qui aime lire et est fascinée par les contes, à une adolescente qui veut devenir écrivaine et va affiner son talent.

Shizuku découvre Seiji et son grand-père, passionnés par la musique

Seiji, lui, doit lutter contre sa famille qui rechigne à le voir consacrer autant de temps à sa passion. Mais à force de travail et grâce au soutien de son grand-père, il pourra partir faire ses preuves en Europe. Les relations intergénérationnelles, sujet cher au studio Ghibli, sont reprises avec une grande beauté par le réalisateur qui ne fait sûrement que témoigner de sa propre expérience d’artiste.

Si tu tends l’oreille est un appel à vivre pleinement. Ce que prône Yoshifumi Kondō, c’est simplement que toute passion, tout talent, se suffit à lui-même. L’envie de créer, de communiquer à travers l’art et la création sommeille peut-être en vous : pour s’en assurer, il suffit de plonger en soi et de tendre l’oreille.

Un départ prématuré

En janvier 1998, à l’âge de 48 ans, Yoshifumi Kondō décède d’un anévrisme à Tokyo. Les médecins déclarent alors que sa mort est due au surmenage. L’homme venait d’enchaîner 24 films et séries sans jamais s’arrêter. En effet, tout comme les mangakas, les animateurs japonais ont un rythme de travail infernal. Pas de vacance, très peu de week-ends, des deadlines infernales… Le stress intense et le manque de repos sont des sérieux dangers pour l’organisme et causent de nombreux décès prématurés parmi les plus grands artistes.

La nouvelle est un choc terrible pour Hayao Miyazaki. Le studio Ghibli, conscient de cette perte et de l’âge avancé de ses deux fondateurs, tentera à plusieurs reprises de trouver de nouveaux réalisateurs. Mais si plusieurs de ces tentatives réussissent à attirer l’attention des spectateurs, aucune ne conquiert autant que Yoshifumi Kondō et son œuvre. En 2002, une suite de Si tu tends l’oreille est même réalisée par le studio Ghibli, sous la supervision de Hiroyuki Morita : Le royaume des chats. Adaptant un autre manga de Aoi Hiiragi, le film échoue pourtant à capturer la magie de son préquel et son ton très enfantin ne parle pas au grand public.

Yoshifumi Kondō nous aura laissé, comme un sublime chant du cygne, une seule œuvre avant de disparaître. Mais son travail aura tellement marqué le studio Ghibli qu’il lui survivra, continuant encore aujourd’hui d’infuser toutes les œuvres du seul fondateur restant : Hayao Miyazaki. En attendant, il est toujours possible de se plonger dans Si tu tends l’oreille pour continuer à rêver à ce qu’aurait pu être cet avenir… Porté par un artiste capable de faire de nos vies simples une aventure merveilleuse.

 

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