Connue dans le monde entier, la mafia japonaise a su se hisser au rang des plus grandes organisations criminelles. Les couvertures légales dont elle dispose ne peuvent occulter les multiples méfaits, rarement dissimulés. Les membres se considèrent comme une organisation chevaleresque (Ninkyo Dantai), fondée sur des valeurs très strictes. Mais qui sont-ils réellement ? Sur quoi se base cet empire ? Comment des milliers de gangsters, pourtant issus de classes populaires, ont-ils réussi à conquérir l’archipel nippon ? Et enfin, comment la situation s’est-elle à ce point dégradée ?
Plongez dans l’univers impitoyable des Yakuzas, entre traditions et dérives, gloire et chute.
Yakuza : mode d’emploi
La mythologie autour des Yakuzas nous est familière. Soumis à un code très strict, ils s’exposent à de graves sanctions s’ils le transgresse. Il est vrai que faire partie du clan est un mode de vie particulier à embrasser. Tour d’horizon du fonctionnement de l’organisation et du quotidien de ses membres.
Activités
L’empire des Yakuzas s’est toujours construit à la limite de la légalité. Dès le 19e siècle, ils se spécialisent dans le racket et l’extorsion. C’est d’ailleurs cette pratique que la loi de 2004, complément de l’Antigang de 1992 -que l’on abordera plus tard-, va tenter de limiter. En effet, les sanctions vont se multiplier, puisque les citoyens ont pu dénoncer des abus à l’aide d’une simple preuve de vol. L’impunité dont jouissait la mafia s’est réduite, même si le racket reste une activité centrale de l’organisation. Fidèles à leurs origines, les gangsters sont spécialistes des jeux d’argent en tout genre, comme les paris clandestins et les casinos.
Mais certaines activités sont bien plus graves. En effet, le trafic d’armes et de drogues est devenu monnaie courante pour les différentes familles, qui mettent toutes les chances de leur côté pour se hisser dans la hiérarchie. Même chose pour l’industrie du sexe : entre prostitution et pornographie (parfois infantile), la face peu reluisante des Yakuzas s’est développée au fil des années.
Organisation de la mafia
La structure pyramidale est dirigée par un chef de famille, nommé Oyabun, ou Kumicho. Le « père » veille sur le reste de la famille, autrement dit ses « enfants ». Ces derniers lui doivent respect et loyauté en retour. Le mode de vie est très codifié, tout comme le rite d’intégration qui reste très traditionnel, à travers l’échange d’une coupe de saké (alcool japonais) entre le chef et le nouveau membre.
Le code d’honneur des Yakuzas, issu du fameux bushido des samurais, est une composante importante de leur quotidien. Par exemple, les membres ne doivent pas attaquer d’honnêtes citoyens, se droguer ou parler de l’organisation. Les coutumes féodales se sont donc transmises au fil des années, garantes d’une fondation solide. En clair, les nouveaux membres doivent prêter allégeance à leur maitre et à la famille, et ce jusqu’à la mort, quoi qu’il en coûte…
Fidélité familiale
Car c’est réellement d’une question de vie ou de mort dont il s’agit ici. L’Oyabun, à travers son charisme, représente la figure paternelle. La rencontre avec le « boss » est souvent la raison principale de l’entrée dans l’organisation. Le patriarche est perçu comme un sauveur, celui qui vous sort d’une bagarre, ou d’une condition de vie misérable. Alors pas question de lui tourner le dos, puisqu’il vous a tendu la main. Le lien est indéfectible, et s’il est rompu, des mesures devront être prises.
En effet, si un Yakuza commet une faute, il s’expose alors à des conséquences. Et au vu de l’importance que revêt le code de l’honneur, elles sont souvent peu réjouissantes… Nous avons tous en tête le yubitsume, la fameuse amputation du petit doigt, signe de rédemption envers le patriarche. Le processus s’accomplit durant une cérémonie de licenciement, plus simple que celle d’intronisation. Mais si la faute est trop grave, l’expulsion peut s’avérer définitive, voir même mener au seppuku. Héritée des samurais, le fautif doit mettre fin à ses jours en s’éventrant à l’aide d’un sabre traditionnel. A travers cet acte symbolique, le Yakuza fait preuve d’une pénitence absolue, au prix de sa vie.
Tatouage
Durant l’ère Edo (1600-1868), les Yakuzas qui commettaient des crimes étaient tatoués pour pouvoir être reconnaissables. L’organisation a conservé cette pratique, pour en faire un signe distinctif inter-familial. D’abord perçu comme une honte par les membres, la symbolique du tatouage a évolué, puisqu’il est aujourd’hui marque de fierté et d’identité ! Le fameux irezumi s’inscrit dans cette tradition féodale si chère aux mafieux. Le processus est coûteux, mais aussi très douloureux. Cependant, le gouvernement ne voyait pas cela du même œil, à tel point que les tatouages furent progressivement liés à la pègre. Conséquence ? Durant l’ère Meiji (1868-1912), ces derniers devaient être couverts dans les sources thermales pour ne pas effrayer les Occidentaux. Être tatoué aujourd’hui est très mal vu, et encore rédhibitoire dans de nombreux domaines. Cela prouve à quel point l’influence des Yakuzas s’est étendue à l’ensemble de la société !
Les Yakuzas dans la pop-culture
Et justement : leur popularité n’est plus à prouver. Beaux costumes, voitures de marques, tatouages reconnaissables et armes à feu ; le Yakuza est le gangster qui intrigue, voire passionne. On pourrait même dire qu’une certaine « classe » se dégage de cet archétype mafieux. A cela s’ajoute le fameux code de l’honneur, et la pègre japonaise devient une sorte de phénomène. A n’en pas douter, l’Occident s’est épris de cette organisation, mais ce sont les Japonais eux-mêmes qui en parlent le plus. Le cinéma, le jeu vidéo ou le manga se sont particulièrement intéressés à ce milieu.
Le cinéma
Le 7e art a développé le yakuza eiga, genre cinématographique fondé sur la vie des familles mafieuses. On peut prendre pour exemple Aniki, mon frère, réalisé par Takeshi Kitano en 2000, qui nous narre l’histoire de Yamamoto, un Yakuza japonais. Afin de ne pas se soumettre au gang rival qui a tué son chef, il part aux Etats-Unis rejoindre son demi-frère, Ken. Après l’avoir protégé contre un revendeur, il va former son propre clan en s’inspirant des valeurs de l’organisation.
Le long-métrage traite ici d’une problématique centrale : la fidélité. Les liens fraternels sont réels, et sont accentués par l’éducation de Yamamoto. Mais il s’agit aussi d’exil, puisque son voyage fait écho à la vague d’immigration qu’ont connu les Yakuzas, dans l’optique de prospérer autre part que sur leur terre natale. En règle générale, la majorité des films dépeignent une réalité crue, contrastant avec la vision fantasmée que le public peut avoir.
Le jeu vidéo
Mais le cinéma n’est pas le seul art à se pencher sur la pègre japonaise. Une licence s’est naturellement démarquée dans le paysage vidéoludique : la saga Yakuza, développée par Sega. Ici, pas question de romancer ou d’enjoliver. Les personnages, Kazuma Kiryu en tête, évoluent dans un univers sombre. La violence règne, la trahison est partout. La série est réaliste : familles, loyauté, activités lucratives et complots ponctuent le récit… Yakuza offre une plongée dans cet environnement concurrentiel, ou chacun tente de se faire une place, par tous les moyens possibles.
Le manga
Evidemment, le comics japonais n’est pas en reste. La voie du tablier, écrit et illustré par Kousuke Oono, met en scène un ancien membre repenti : Tatsu. Père au foyer, il se charge des tâches quotidiennes lorsque sa femme est au travail. Le manga aborde ainsi le thème Yakuza avec beaucoup de légereté. Le récit est ponctué d’humour, car Tatsu garde son air mafieux en toute circonstance, même pour couper des tomates.
Mais alors, comment le monde entier a-t-il pu entendre parler de cette mafia ? Quelles sont les étapes de sa construction ? Qui sont-ils ?
L’histoire des Yakuzas
Les premiers clans, apparus il y a plus de 400 ans, se sont développés au point de concurrencer l’Etat lui-même.
Les origines
L’organisation est fondée au 17e siècle, durant la période d’Edo. Les racines de la mafia proviennent des marchands malhonnêtes et organisateurs de jeux de hasard. Mais une autre version, appréciée des Yakuzas, est plausible. En effet, ces derniers se vantent d’être issus de groupes crées pour défendre la population des ronins. Ce terme désigne les samurais sans maitre, qui, suite à la démilitarisation de 1603, n’avaient pas envie de voir leur lame s’émousser. Et pour cela, ils prenaient plaisir à terroriser les villages en tuant les plus faibles. Quoi qu’il en soit, leurs origines sont modestes, voire pauvres. Pour être précis, la majorité des membres est issue des burakumin, c’est à dire des parias féodaux. Ce sont donc des gens du petit peuple qui se sont assemblés en clans.
Il est amusant de noter que le terme « Yakuza » provient d’un jeu de cartes. La combinaison de ya, ku et za symbolisait une main perdante. L’appellation mafieuse signifie donc littéralement : bons à rien.
L’ère Meiji apparait comme un renouveau. Un rapprochement s’opère avec la politique, et notamment l’extrême droite nationaliste : le Japon se place en rempart du communisme marxiste. Cette prise de position explique la réticence d’ouverture à l’Occident, jusqu’à l’orchestration d’attentats afin d’éliminer des ministres étrangers. Les Yakuzas sont donc très libres et bénéficient du soutien des hautes sphères. A côté des magouilles politiques, les gangsters nippons envahissent le marché noir, source de revenus principale de leur empire. Couvertures légales pour activités douteuses : tel était le quotidien de la pègre japonaise. Cette période sert donc de tremplin aux familles, qui commencent à sérieusement s’organiser et font fructifier leurs activités.
Un business en pleine expansion
Les Yakuzas se sont réellement développés après la Seconde Guerre Mondiale. Cela s’explique d’abord par un besoin de main d’œuvre criant après les ravages causés par les affrontements. Les familles se sont mises à disposition de l’Etat, tout en montant leur structure. L’occupation américaine au Japon a favorisé le développement des magouilles pour s’en sortir, comme la drogue et le commerce du sexe, qui prennent une ampleur considérable. Aux Yakuzas nippons vinrent se greffer les mafieux étrangers, non moins ambitieux : Coréens et Taïwanais se joignirent à la fête. A ce moment là, le marché noir devient un pilier pour le pays, l’économie étant en grande difficulté. La majeure partie des Japonais vivent de ces activités, et le gouvernement ainsi que la police décident de fermer les yeux. Résultat ? Au début des années 60, on dénombre 184 000 yakuzas, répartis dans 126 gangs.
Il est important de noter que les Yakuzas ne sont en aucun cas une société secrète. Il faut vous dire que les familles ont des bureaux bien visibles ! Etant donné leur proximité avec le gouvernement et le quotidien nippon, leur existence n’est pas taboue. A tel point que des fanzines (publications indépendantes, créées et réalisées par et pour des amateurs passionnés) de Yakuzas étaient disponibles à la vente. Et oui ! Comme l’explique Jake Adelstein, célèbre reporter américain spécialisé sur les gangs :
A une époque, certains titres pouvaient se vendre jusqu’à 200 000 exemplaires par mois. Les magazines comptaient entre 140 et 250 pages que vous pouviez vous offrir contre une simple pièce de 500 yens (autour de 4 euros).
On est donc très loin d’une mafia secrète, orchestrant des attaques ou autres complots dans l’ombre…
Dérives et excès : le début de l’instabilité
Dans les années 80, l’activité économique liée à la pègre continue d’exploser. Les exportations vers les Etats-Unis s’accroissent, et le pays de l’Oncle Sam saisit l’opportunité. Cependant, le choc des visions provoque de graves troubles au sein de l’organisation. Les nationalistes et expansionnistes se confrontent, menant les familles de Yakuzas à se déchirer entre elles. Mais ces affrontements ne se limitent pas aux mafieux, et les civils deviennent des victimes collatérales. C’est la goutte de trop pour la police, qui commence à mener diverses arrestations. Les alliances entre familles très violentes se multiplient au tournant des années 90. Coréens, Vietnamiens et Chinois s’approchent des Yakuzas, afin de passer au stade supérieur. La prostitution ne suffit plus : le trafic d’armes illégales et d’êtres humains se met alors en place.
Les Yakuzas ont souffert de décisions gouvernementales prises à la fin du siècle dernier. Plus que de simples complications, un point de non-retour semble avoir été atteint…
La fin de l’âge d’or
Les premières mesures à l’encontre de la mafia
Le 1er mars 1992, la loi Antigang est votée par le gouvernement japonais. C’est un véritable séisme pour les Yakuzas. Les gangs sont dorénavant recensés sur la base de plusieurs critères, et peuvent être punis en cas de dérives. Plus le choix pour les anciens patrons du Japon : il va falloir se diversifier pour échapper aux contrôles. Les activités légales se font plus rares au profit de divers trafics et de la prostitution. Le monde de la finance fut pris d’assaut, mais la crise des Subprimes de 2008 mis un terme au projet. Des sociétés écrans sont mêmes créées afin de faire diversion, mais les perquisitions et arrestations se multiplient. En bref, la mafia subit une perte d’effectif, combinée à un remaniement de leurs affaires.
Une époque révolue
Les lois anti-Yakuzas ont provoqué une hausse des exactions. Pourquoi ? Car face à la crise, le code de l’honneur perd de son sens. Les gangsters qui se mirent au service du peuple et de l’Etat après la Seconde Guerre Mondiale commencent à se faire vieux, et les petits jeunes arrivent dans un pays en transformation économique. Il faut avoir les dents longues, et si les activités traditionnelles ne fonctionnent plus, l’extrême violence prend le relais. Selon Jake Adlestein :
Ils avaient des limites sur ce qu’ils pouvaient faire et ne pas faire. Ils n’en ont plus aujourd’hui.
On assiste alors à une désubstantialisation des Yakuzas. Honneur, courage, protection et justice : ces valeurs semblent avoir disparu au profit de l’intérêt financier. Les mafieux d’aujourd’hui sont davantage intéressés par les liasses de yens que par les traditions ancestrales. Comme le souligne lui-même Satoru Takegaki, ancien patriarche de la famille la plus influente, nommée Yamaguchi-gumi :
Par le passé, il est vrai que les Yakuzas avaient une réputation de gentleman, qui aidaient les pauvres et s’opposaient aux riches. Mais cela n’est plus d’actualité : il n’est plus question que d’argent aujourd’hui.
Ces mots pourraient résumer à eux seuls la situation de la pègre nippone de nos jours. La population a ouvert les yeux, et leur image s’est fortement dégradée. La délinquance dans certains quartiers, autrefois limitée par les Yakuzas à travers leur capacité d’intimidation, est aujourd’hui plutôt de leur propre fait. Ajouté à cela un taux de criminalité minime au Japon, et la police n’a plus besoin d’eux. Les lois sont tellement dures qu’elles empêchent les gangsters d’avoir un compte en banque, un travail, un appartement, une voiture et même un téléphone ! Cela explique pourquoi les différentes factions sont désertées, faute d’un mode de vie trop compliqué.
Et après ?
Déjà la détresse se fait ressentir depuis les restrictions gouvernementales. Les membres sont bridés et contrôlés, tels des animaux en laisse. Un yakuza anonyme explique :
J’ai l’impression que mes droits humains, mes droits de vivre en tant qu’être humain ont disparu.
Mais qu’en est-il des repentis ? Que faire lorsque l’on décide de changer de cap ? La réinsertion est bien sur très compliquée, tout comme l’acceptation sociale. A tel point que certains mettent fin à leurs jours, désespérés de regagner un quotidien classique. Les tatouages, source de fierté au sein de la famille, deviennent une honte et le marqueur d’un passé criminel. Tel un sceau au fer rouge qui ne partira jamais. La discrimination est partout dans la société nippone : un ancien mafieux restera toujours un marginal. Une reconversion est exceptionnelle, et les démons du passé ont tendance à ressurgir, souvent sous la forme d’hommes armés venus vous transmettre un message.
Pour autant, les Yakuzas font toujours partie intégrante du Japon. Il suffit en effet de voir comment, lors du tsunami de 2011, ils furent les premiers à se rendre sur les lieux afin d’aider à la reconstruction. Malgré un changement de mentalité criant, la volonté de se rendre utile et d’aider les plus faibles semble parfois persister. Même si, restons objectifs, ces actes de charité sont plutôt un moyen de regagner une place dans le cœur des Japonais. Ils étaient près de 200.000 au milieu des années 80. Ils ne sont plus que 15.000 aujourd’hui. Le règne des Yakuzas semble toucher à sa fin.
Le sens profond d’une vie de Yakuza se frotte à une société japonaise en perpétuelle évolution. Les traditions, tel que le rôle central de la famille, se heurtent à un mode de vie toujours plus rapide et technologique, mais toujours moins humain. Ces « bons à rien » cherchent un sens à leur existence, et le trouvent dans la relation avec autrui. Sans occulter les crimes violents dont fait preuve la mafia, on peut ressentir une certaine détresse dans les témoignages. Les lois à l’encontre des familles ne sont pas de simples restrictions matérielles. Elles remettent en question la raison même de vivre des membres, qui continuent de quitter l’organisation, sans pour autant se sentir à leur place dans la vie normale. De manière assez ironique, les Yakuzas redeviennent des parias, tout comme l’étaient leurs ancêtres.
Crédits image
shogun-japon.com, AP Photo, scmp.com, lefrontal.com
Article riche et très intéressant !
Super intéressant et explicite bravo !