Lorsque Tetsuya Chiba et Asao Takamori lancent leur nouveau manga en 1968, ils sont loin de se douter du futur de leur œuvre. Tout comme V pour Vendetta, Fight Club ou 1984, Ashita no Joe va acquérir un statut culte, qui impactera la société de manière durable. Pourtant, ce manga était loin de clamer des ambitions politiques ou sociales aussi puissantes. Comment l’histoire d’un boxeur orphelin a-t-elle réussi à s’étendre au travers des classes et des frontières ? Comment sa lutte a-t-elle inspiré le combat des désespérés ?
Résumé : Joe Yabuki est un enfant de la rue et des bidonvilles, un orphelin bagarreur qui est régulièrement en conflit avec les autorités. Ses frasques éveillent la curiosité et l’intérêt de Danpei, un ancien boxeur devenu alcoolique. Ce dernier, conscient de l’incroyable potentiel du jeune homme, rêve d’en faire le plus grand boxeur de l’histoire. Malheureusement, l’intéressé semble plus que jamais attaché à son indépendance et Danpei comprend qu’il va devoir gagner la confiance de ce jeune chien sauvage…
Un message abordable
La force d’Ashita no Joe tient dans sa profonde simplicité. D’ailleurs, les films de boxe comme Rocky ou Raging Bull ont su exploiter cette même puissance. En effet, il n’y a rien de plus universel qu’un être humain qui lutte pour sa survie. Il n’y a pas de combat plus simple qu’un match de boxe. Pas de profonde réflexion pour savoir qui a tort ou raison pour diviser les lecteurs. Le combat de Joe pour s’élever, se dépasser, quand il a lieu sur le ring, parle à tout le monde.
Ce postulat de base, Takamori l’utilise à la perfection. La simplicité du propos n’empêche pas l’intrigue d’être pleine de rebondissements et de dilemmes, et l’issue du match n’est jamais certaine. En conséquence, les lecteurs sont happés. Ils suivent ce « chien sauvage », que sa volonté inexorable entraîne toujours en avant.
Si le but de Joe est sommaire, le monde dans lequel il évolue l’est moins. Le message social d’Ashita no Joe se « cache », ou plutôt explose, dans tout le contexte qui entoure notre héros. Les bidonvilles dans lesquels vit Joe n’ont qu’à exister autour de lui pour crier à l’injustice sociale et la misère. Au lieu d’en faire le point de mire du manga, Takamori en a englobé l’intrigue. Joe s’entraîne sous un pont, passe par le centre de redressement et la prison. Des thèmes et des lieux habituellement ignorés par les shōnen, qui faisaient la part belle aux histoires légères et humoristiques.
D’un côté donc, ce manga se fait accessible à tous grâce à son intrigue. Et de l’autre, il présente un monde qui est alors une réalité au Japon, mais passée sous silence. L’œuvre se fait, dès lors, politique.
Un nouveau type de héros
Joe n’est pas un héros classique pour l’époque. Il rebute par sa colère mal dirigée, sa violence, son sale caractère, son manque de conscience. Il n’hésite pas à se lancer dans des arnaques à grande échelle, à mentir. Au début de l’intrigue, il n’est même pas animé par un profond amour de la boxe. Au contraire, il semble l’utiliser pour tromper son ennui et pouvoir régner sur les caïds du coin. C’est un jeune homme perdu et violent, sans but ni espoir.
De nombreux lecteurs l’ont d’abord jugé détestable et ont eu du mal à s’attacher à lui. La rédaction a même reçu, à l’époque, des messages de familles inquiètes quant au mauvais exemple qu’il donnait à la jeunesse.
Néanmoins, le personnage est résolument charismatique. Pourtant révoltés par ses actes, les lecteurs reviennent toujours plus nombreux, fascinés, pour le voir évoluer. Et petit à petit, la magie opère. Si on reste d’abord pour les matchs, on finit par se rendre compte qu’on a Joe dans la peau. Parce qu’il a cette énergie vitale qui éblouit. Parce que chaque petit changement dans son caractère, opéré grâce à Danpei qui lui sert autant de père que de mentor, devient une victoire.
« Même si ce n’est que pour un instant –
Je brûlerai si rouge et si puissant,
Que j’éblouirai le monde.
Et tout ce qui restera ne sera que cendre blanche. »
citation de Ashita no Joe
On comprend avec le temps que Joe n’est que le produit de son environnement. En effet, il est devenu violent pour survivre dans les bidonvilles, où règne la loi du plus fort. Sa violence est mal dirigée car la société ne lui laisse aucun espoir d’amélioration, aucune voie pour « devenir quelqu’un ». Même les centres de redressement sont dépassés face à cette jeunesse désabusée. Message social puissant s’il en est, pour un « simple manga de sport » que croyaient aborder les lecteurs.
Ashita no Joe ne laisse personne indifférent
Un lecteur de Shōnen actuel serait sûrement marqué par la violence d’Ashita no Joe. En effet, sous le trait organique et précis de Tetsuya Chiba, la lutte de Joe a un impact purement vital. Rien ne nous est épargné : le sang, les blessures, la terreur et même la mort. Ce dessin sale et puissant rebute en France (seul Glénat a publié l’œuvre, en 2009), alors qu’il fait toute sa force.
Le mangaka, qui s’était jusqu’ici borné aux histoires mignonnes, redoutait de dessiner Ashita no Joe. Pourtant, son style d’abord inspiré par Tezuka finit par s’en éloigner et trouver sa propre force. De plus, Chiba et Takamori se documentent énormément et le réalisme se fait sentir. C’est un choc pour les lecteurs du Weekly Shōnen Magazine. Le découpage des cases de Chiba rappelle les plus belles photos de boxe. Le manga se démarque et devient le titre phare de l’hebdomadaire pendant 5 ans.
Ensemble, Chiba et Takamori Sensei ont su maîtriser l’émotion. Elle retourne le cœur de tous les lecteurs, qui vivent chaque match avec une angoisse haletante. Elle étreint lors des drames inattendus. Car le manga n’hésite pas à aller au bout de ses promesses, même les plus tragiques. Et c’est ainsi que le public s’implique de plus en plus dans l’histoire. Lors de la mort d’un des personnages principaux, l’émotion est telle que des funérailles lui sont organisées par l’artiste Terayama, rassemblant une petite foule.
Une histoire simple et puissante, un héros charismatique, tous les éléments sont rassemblés pour faire d’Ashita no Joe un titre culte.
L’Histoire s’embrase
Ashita no Joe naît le 1er Janvier 1968. Cette année-là, le monde entier se soulève sous l’impulsion d’une révolte jeune, étudiante, qui rêve de changements. On ne compte plus les émeutes aux Etats-Unis, au Mexique, en Tchécoslovaquie, en Italie, en France… Et le Japon ne fait pas exception. Pendant plus d’un an, de très violents affrontements vont opposer les étudiants au gouvernement, occasionnant plus de 150 attentats, de nombreux morts et des traumatismes dans toute la société.
La jeunesse japonaise réclame un monde plus égalitaire, un accès plus juste aux études secondaires. Elle est également impactée par la guerre du Viet-Nâm, puisque c’est au Japon que sont implantées les plus grandes bases américaines. En plus de leur rappeler leur propre bombardement et l’occupation à laquelle ils sont toujours soumis, la guerre du Viet-Nâm commence en 68 à révéler ses atrocités. En effet, cette année, plusieurs massacres sont rendus publics. Alors, animée par des idéaux communistes, la jeunesse japonaise se lance dans une bataille longue et acharnée.
C’est le visage de Joe que beaucoup d’entre eux évoqueront lors de ces années de lutte. Ils le porteront même sur leurs étendards. Pour les étudiants, il est un idéal de persévérance, de force, de courage. Alors que la répression se fait de plus en plus dure, ils en appellent à cette détermination hors du commun et s’inspirent du personnage qui finit toujours par se relever, même au bord de la mort.
Le titre même du manga est à leurs yeux un symbole d’espoir. En effet, « Ashita no Joe » signifie « le Joe de demain ». Joe porte en lui-même son futur, pour lequel il doit se battre. Les étudiants qui luttent contre un monde qu’ils considèrent rétrograde, contre un passé colonialiste et des générations trop vieilles pour les comprendre, s’accrochent à ce message.
« Nous sommes Ashita no Joe »
En 1969, la révolte finit par s’éteindre, épuisée et matée par le gouvernement. Néanmoins, les franges les plus extrémistes du mouvement se rallient sous de nouvelles bannières. Ainsi naît l’armée rouge japonaise. Inspirée par la Fraction Armée Rouge allemande, ses membres veulent employer la guérilla urbaine pour amener le Japon à changer de politique.
Le 31 mars 1970, un groupe de l’armée rouge japonaise détourne un Boeing 727. Menés par Takamaro Tamiya, ils prennent 129 personnes en otage, au cri de ralliement « Nous sommes Ashita no Joe ». Pour eux, il s’agit d’un appel à une prise de conscience, d’un geste désespéré. Si la référence à un manga peut étonner dans un moment si dramatique, il ne faut pas oublier que Joe est prêt à mourir pour son rêve. La notion de sacrifice, dans l’œuvre, est portée au plus haut niveau.
Malgré plusieurs tentatives de récupération, l’avion sera forcé à atterrir en Corée du Nord où les otages seront relâchés et rendus au Japon quelques jours plus tard. Les mangakas se désolidarisent de l’attaque et regrettent une mauvaise utilisation de leur héros. Selon eux, Joe représentait l’esprit combattif du Japon et sa force de reconstruction, résiliente dans l’après-guerre. Mais leur héros et leur œuvre leur ont échappé. D’ailleurs, de nombreuses rumeurs continuent à attribuer à cet incident une fin prématurée du manga. En effet, le gouvernement, conscient de la récupération de l’œuvre, aurait pu faire pression sur la maison d’édition.
L’héritage d’Ashita no Joe
Le manga de Tetsuya Chiba et Asao Takamori aura marqué le 9ème Art de manière définitive. Ashita no Joe, c’est l’origine du Nekketsu, ce « sang bouillonant ». Aujourd’hui, tous nos shōnen cultes ont repris le concept. Luffy, Naruto, Ichigo, Son Goku : ils ont cette volonté inexorable de se relever lorsqu’ils sont à terre, de se dépasser et de continuer le combat.
Joe aura aussi influencé un nouveau type de héros. Après lui, on commence à voir apparaître des personnages moins lisses, avec des défauts, parfois détestables. Des parias, sans idéaux de gloire de l’humanité, qui ne poursuivent qu’un but égoïste : celui de s’élever eux-mêmes et de devenir les meilleurs dans leur domaine.
Ashita no Joe, c’est également une référence incontournable et un monolithe dans le manga de sport. L’œuvre donnera naissance aux titres phares Slam Dunk, Hajime no Ippo, Captain Tsubasa, etc. Son incroyable influence sur le réalisme du sport, l’aspect psychologique des combats et le sacrifice des athlètes auront marqué plusieurs générations de mangakas.
En 2018, pour les 50 ans du manga, un reboot hommage sort, dans un monde futuriste : Megalobox. La série d’animation, très bien reçue par la critique, n’oublie pas la portée sociale d’Ashita no Joe. Dans cette société cyberpunk, notre héros qui vient des bidonvilles n’a ni nom, ni papiers. Il ne prendra le nom de Joe qu’en référence à une publicité vantant les mérites d’une vie meilleure dans les quartiers riches, symbole de son désir d’élévation.
Sources :
- Chroniques d’un vagabond – Critique de Ashita no Joe
- RFI – Révoltes de 68 au Japon
- Wikipédia – L’armée rouge japonaise
- Wikipédia – Ashita no Joe
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