Pendant quelques mois, vous avez pu tomber nez à nez avec des visions étranges, terrifiantes, voire titanesques en allant prendre votre train. En effet, la SNCF a renouvelé en 2023 son partenariat avec le Festival de la BD d’Angoulême. Et pour célébrer à sa juste valeur les cinquante bougies du salon, ce sont cinquante gares qui ont revêtu leurs plus belles couleurs. On peut se réjouir que la sélection fasse la part belle aux mangas, surtout quand on sait que ce n’était pas gagné d’avance…
La BD à l’épreuve de la modernité
Crée en 1974 par Francis Groux, Jean Mardikian et Claude Moliterni, le festival de la Bande Dessinée d’Angoulême est devenu un incontournable de la culture. Au total, en 2023, ce sont plus de 200 000 personnes qui ont arpenté ses stands, assisté aux rencontres et aux fameuses séances de dédicaces.
Le festival, qui est une référence mondiale, tente désormais de s’adapter à son époque pour continuer à séduire. Or, il s’agit d’un exercice pas toujours évident pour le 9ème art qui a tendance à rester fermé, surtout dans l’Hexagone. On a pu le voir avec l’affaire Vivès l’an dernier par exemple, qui a enfin fissuré cette bulle. C’est une vraie capsule temporelle qui s’est révélée aux yeux du grand public, sur fond de guerre générationnelle.
Ainsi, on a pu (re)découvrir un monde masculin et macho, en lutte avec des thématiques sociales de plus de quarante ans. Déjà en 1985, une tribune signée par des autrices dans Le Monde dénonçait le sexisme et les violences faites aux femmes dans le monde de la BD. Depuis ? Rien n’a bougé et le milieu attend toujours son mouvement Me Too. Il en va de même pour les sélections qui engendrent régulièrement des scandales pour leur manque de parité.
Dans ces conditions, dur de s’imaginer un accueil enthousiaste pour les mangas… Ces derniers ont, en effet, eu longtemps la réputation d’être des divertissements puérils et violents. Travail méprisé d’un pays qui ne séduisait pas encore la France, on se rappelle le doux nom de « japoniaiserie » qui leur était associé.
Les mangas à la conquête d’Angoulême
En 1978 avec Goldorak, les animes font une entrée fracassante en France. Dans la foulée, bon nombre d’éditeurs tentent alors de publier des mangas, mais sans succès. Il faudra attendre les années 90, avec Akira, puis Dragon Ball et Ranma 1/2 pour que ce nouveau genre séduise le public français. Les ventes décollent alors très vite et les maisons d’édition qui fleurent le bon filon, investissent. Mais le festival d’Angoulême, lui, continue de faire la sourde oreille.
L’année 2005 marque un tournant : il y a désormais plus de mangas édités que d’albums traditionnels. En 2006, la France devient le deuxième plus grand consommateur de mangas derrière le Japon. Le festival continue de rater le train. En 2009, l’éditeur d’Ankama (Dofus, Wakfu) témoignait de l’accueil que l’on faisait à son équipe à Angoulême :
C’est de la merde, ce que vous faites. Ce n’est pas de la BD.
Et pourtant… Même avec des œillères épaisses, il devient impossible d’ignorer le phénomène. En 2010, plus d’un quart des ventes de BD sont attribuées aux mangas. Les œuvres phares du genre sont déjà nombreuses et on les retrouve dans le top 10 des meilleures ventes françaises de l’année, tous genres confondus :
Une génération entière est en train de grandir avec ces titres. Et pourtant, ce n’est qu’en 2015 que le festival commence à rattraper son retard. Le lauréat du grand prix de cette année est le grand Katsuhiro Ōtomo (Akira) dont on salue enfin la carrière.
Les mangas au cœur de notre culture
Désormais, en 2023, plus d’une BD achetée sur deux est un manga. Le public français est avide de nouveaux titres et est prêt à mettre la main au portefeuille. Le Shōnen est toujours en tête des achats, avec le Seinen mais on note une belle remontée du Shōjo. Le chiffre d’affaire de ce marché est si imposant (921 millions d’euros), et son impact culturel si fort qu’il ne viendrait plus à l’idée du Festival d’Angoulême de le bouder. Au contraire.
Désormais, on le met en avant dans un espace qui lui est dédié : Manga-City. Si chaque année cet espace grandit, l’édition 2023 repose presque entièrement sur lui. En effet, les deux grandes têtes d’affiche du festival sont Junji Itō (Spirale) et Hajime Isayama (L’attaque des Titans). L’édition a rencontré un grand succès et comme d’habitude, elle s’est poursuivie en dehors de la ville grâce aux nombreux partenariats culturels.
Arrivée des mangas en gare
La SNCF est partenaire du Festival d’Angoulême depuis 17 ans. En plus de décerner le fameux prix « Fauve Polar SNCF« , elle communique régulièrement sur le festival et encourage les voyageurs à s’y rendre. Cependant, en 2021, l’entreprise veut frapper plus fort. Cette année-là, pour la première fois, certaines gares sont placardées d’affiches géantes de Naoki Urasawa, Simon Spurrier et Matias Bergara. Pendant leur temps d’attente, les voyageurs peuvent admirer les cases colorées et lire les explications liées aux œuvres.
Tout comme pour l’initiative du piano en gare, l’accueil est très chaleureux. Forte de sa présence sur tout le territoire, la SNCF a décidé de maintenir ces espaces culturels libres. Nos gares affichent désormais des expositions de photos, de journalisme, de sculpture… Ces lieux de transit qui voient passer plus de 4 millions de voyageurs par jour sont donc transformés en musées. Et le manga en profite !
Afin de marquer le coup, les cinquante gares sélectionnées sur tout le territoire ont bénéficié d’un affichage XXL. Si on peut regretter un manque de répartition (7 gares sur 50 sont parisiennes), le choix des espaces était pertinent. Ainsi, l’architecture de la gare du Nord mettait particulièrement en valeur les dessins titanesques d’Hajime Isayama. Pour Marseille, la ville rebelle, le choix de Tokyo Revengers et de son gang de motards à la street cred élégante était également parfait.
Alors que le démantèlement de ces expositions est en cours, on a déjà hâte de voir celles qui naîtront de l’édition 2024. Nul doute que la SNCF saura remettre la bande dessinée à l’honneur. Et, espérons-le, toujours avec le manga comme nouveau fer de lance. Rendez-vous en gare, où on pourrait presque se réjouir d’avoir du retard sur son train pour pouvoir flâner…
Sources :
- Violences sexistes et sexuelles : dans le milieu « gangréné » de la BD, « la parole se libère au compte-gouttes » – France Info
- Tot : « Avec Ankama, nous voulons laisser une empreinte » – ActuaBD
- [Bilan Manga 2017] Ventes : un marché français en bonne santé ! – Journal du Japon
- 50 GARES CÉLÈBRENT LA BANDE-DESSINÉE
Magnifique image mise en avant de Tokyo revengers, espérons que ça donne envie à de nouveaux lecteurs de tester et d’adopter les mangas
Génial!
Ça me rappelle quand Bordeaux avait remplacé des affichages de pub par des oeuvres d art. Viva!