Après avoir vu l’évolution des supports d’écriture, continuons notre aventure dans l’histoire du livre pour comprendre les réformes importantes qui conduisent peu à peu à une démocratisation de l’objet…
La réforme carolingienne et ses conséquences sur le livre
La formation d’intellectuels
Après l’Antiquité, le monde devient plus cloisonné (économiquement, politiquement et démographiquement). L’écriture se morcelle et des modèles régionaux apparaissent. L’un des exemples de cela est l’écriture dite insulaire. Cette dernière provient des îles britanniques et se différencie de l’écriture wisigothique. À ces changements majeurs du Haut Moyen Âge s’ajoutent de nouvelles données considérées comme un tournant majeur de l’histoire de l’Occident. Elles sont liées aux réformes carolingiennes.
Sous les Carolingiens et plus particulièrement grâce à Pépin le Bref et son fils Charlemagne (mort en 814) se forme un État dont Aix-la-Chapelle est le centre. Un centre qui tente de gouverner par le biais de l’écrit et de missi dominici (envoyés du Seigneur). L’écrit prend donc une grande importance dans cet Empire carolingien, jusqu’à devenir un moyen de pouvoir.
La réforme carolingienne se double d’une réorganisation de l’Église, appuyée par les monastères et la Papauté. L’empereur cherche à imposer la règle de saint Benoit comme à Cluny, qui va d’ailleurs en devenir un symbole à partir de 910. On observe un retour au latin, avec beaucoup d’efforts sur l’enseignement, notamment via l’école Palatine ouverte dans le palais d’Aix-la-Chapelle. Il y a aussi la création d’écoles publiques au sein des cathédrales et des monastères. On y étudie le trivium (grammaire, rhétorique et dialectique), le quadrivium (arithmétique, géométrie, musique, astronomie) et la théologie.
Le but de l’empereur est de former des élites prêtes à travailler pour lui, au sein même de son palais. De fait, il s’assure leur loyauté.
La conservation de textes anciens et l’écriture sont donc des domaines que l’empereur veut valoriser. Charlemagne s’entoure pour cela d’intellectuels comme Paul Diacre (720-799), celui qui compose notamment L’histoire des Lombards, ou Alcuin (730-804), l’ancien chef capitulaire de York qui dirige l’école Palatine sous Charlemagne. Ce dernier est à l’origine de nombreuses copies de manuscrits dans l’abbaye de Saint-Martin de Tours.
L’écriture se facilite
Ce renouveau, engagé par Charlemagne, s’appuie sur l’écrit. Une nouvelle écriture se met alors au point au scriptorium de Saint-Martin de Tours afin de la rendre plus lisible, plus facile et plus rapide à écrire. C’est la minuscule caroline, une écriture fractionnée, pas cursive, et qui bannit tous les éléments parasites (ligatures, décorations, abréviations, etc.). La Bible de l’abbé Maudramne de Corbie (vers 775) en est le premier exemple.
L’Église conserve donc sous les Carolingiens un rôle considérable dans la conservation et le renouveau du livre. En effet, il y a tout un renouveau bénédictin engagé par Cluny en 909 par exemple. Les bibliothèques cisterciennes sont aussi très riches. C’est toute une pratique du livre qu’engage l’Église et qui perdure jusqu’au XVe siècle. Toutefois, à partir du XIe siècle, le livre subit des transformations qui provoquent peu à peu son ouverture…
L’ouverture progressive du livre jusqu’à l’imprimerie
Des évolutions vers un livre plus moderne ?
L’écrit reste une « chose des clercs ». Toutes les grandes bibliothèques et les scriptoriums sont dans les monastères et dans certaines cathédrales. Cependant, des changements décisifs se produisent aux XI et XIIe siècles.
L’essor des villes : apparition des universités
Il y a beaucoup de défrichements et de mises en culture, ainsi qu’un accroissement des échanges entre les villages. Des pôles de peuplement émergent et les massifs forestiers, la côte et les marais reculent. De plus en plus, le monde rural s’efface devant l’essor des villes. C’est le cas en l’Italie du Nord notamment. De fait, on peut observer un essor de la bourgeoisie urbaine.
À partir de la fin du XIe et surtout au XIIe siècle, la fondation des premières universités (Bologne en 1088, Paris 1150, Oxford en 1167) s’accompagne de l’affirmation d’une nouvelle problématique. En effet, toutes ces évolutions inquiètent l’Église. Cette dernière impose alors la Licentia Docendi, une autorisation d’enseigner délivrée par l’évêque de chaque diocèse, les universités restant sous contrôle de l’Église.
Malgré tout, les étudiants ont besoin de livres pour apprendre… Des ateliers urbains de copistes se mettent donc en place, sur lesquels les universités exercent un certain contrôle. La collection de livres universitaire la plus connue est celle fondée par Robert Sorbon, le confesseur de Louis IX en 1250. Elle a été créée pour les étudiants pauvres visant des études de théologie à l’université de Paris. Cette bibliothèque comporte un millier de volumes.
Des besoins de nouveaux livres
On observe en parallèle une montée en puissance des juristes, des administrateurs et de la bourgeoisie urbaine. Dès lors que l’administration se renforce autour des princes et des souverains, de nouveaux besoins émergent. Ces spécialistes commencent à avoir des demandes en ouvrages spécialisés et techniques. Ils commencent donc à constituer des bibliothèques.
De plus, l’essor du commerce suppose la banalisation de l’écriture. On entretient une correspondance commerciale, on tient des comptes et on enregistre des actes… Ce rapport nouveau à l’écrit suppose aussi l’apparition d’écoles pour combler les lacunes liées à l’analphabétisation.
Les nouveaux formats des livres
Les formats monumentaux sont le format classique pour l’écriture sainte jusqu’au XIIe siècle, et se prolongent jusqu’au XVIe siècle. Mais désormais, les formats indiquent à qui sont destinés les livres. Les formats monumentaux sont pour les personnages importants et les textes bibliques. À l’inverse, les formats de moindre importance sont pour les lecteurs « moindres ». On appelle ces formats plus petits des Heures. Ils sont avant tout maniables et particulièrement soignés.
Aux XIe et XIIe siècles, la séparation des mots est acquise. Le système de ponctuation tend à se généraliser avec le point qui met un terme à une phrase, le trait oblique qui est peu à peu remplacé par la virgule. L’initiale soulignée marque le début de la phrase.
Une sorte de codification apparaît également au niveau des couleurs. Le rouge représente par exemple le prestige, le noir se veut édifiant, et le vert pour l’amour ou la beauté.
Quant aux reliures, les plus vieilles que l’on conserve en Occident datent du VIIIe siècle. On coud les cahiers sur des doubles nerfs formés de ficelles et de bandes de cuir. La tête et la queue sont renforcées (pour éviter d’endommager ces zones pliées) et les plats sont recouverts d’éléments parfois très luxueux comme des gemmes. À partir du XIIe siècle, on voit aussi apparaître des fermoirs métalliques sur charnières ou par des lacets.
Ces processus multiples ont un impact sur le livre. De fait, ce dernier commence d’ores et déjà à être un objet matériel à la portée de plus en plus de personnes.
La renaissance du XIIIe siècle et l’ouverture du livre
L’ouverture s’étend progressivement au XIIIe siècle, dans un moment où l’urbanisation prend son essor accompagnée de la création des universités qui favorisent l’alphabétisation. La culture de l’écrit touche des couches plus élargies, le livre se démocratise surtout en ville.
- La littérature se vulgarise. L’écriture mute avec la nécessité de multiplier les textes pour les étudiants. On utilise désormais l’écriture gothique qui est une forme de l’alphabet latin. Elle utilise de nombreuses abréviations et facilite l’accès aux livres.
- Les prix des livres baissent grâce à la réduction du format des livres. La Bible de saint Louis en 1270 comprend 700 feuillets et ne mesure pourtant que 15,4 sur 10 cm. C’est une révolution par rapport aux gros formats des codex. Cela est dû notamment à l’utilisation d’un nouveau support venu d’Orient : le papier. Il est inventé en Chine en 105 de notre ère, puis suit la route de la soie jusqu’à l’Espagne musulmane en 1100. Les Italiens l’introduisent au XIIIe siècle sur le territoire, puis il est adopté en France au XIVe. On abandonne le parchemin pour le papier qui est treize fois moins cher au XVe.
Ces facteurs nouveaux, provenant de nouvelles ouvertures et avancées technologiques, profitent à l’industrie du livre. D’autres inventions comme les besicles, lunettes sans branches et qui se fixent sur le nez, apparaissent à Venise à la fin du XIIIe siècle. Cela permet à plus de gens de lire et de profiter de la lecture plus longtemps. Les monastères avaient déjà l’habitude d’utiliser des pierres de lecture, qui fonctionnent comme des loupes permettant de combattre la presbytie.
Intégration du livre au monde laïc
De cette expansion du livre, on voit apparaître chez les rois, les princes, les aristocrates, des collections de volumes sur la religion, la politique, des romans et de la poésie. Une des figures de collectionneur les plus célèbres du Moyen Âge est Jean de Berry (1360-1416), le troisième fils du roi de France Jean II. Ces bibliothèques privées ne sont pas les seules à s’étendre, les bibliothèques universitaires aussi.
Ces collections sont riches de l’évolution du contenu des livres, notamment sur les enluminures. Les marges sont peuplées de motifs végétaux, de fleurs, d’animaux réels ou d’un bestiaire, de petites scènes. Cela donne des manuscrits de luxe comme Les Heures d’Étienne Chevalier, peintes par Jean Fouquet en 1474, un des plus grands peintres du XVe siècle. Le livre devient objet de convoitise et exemple de richesse.
Le livre sort peu à peu des abbayes et monastères pour intégrer le monde laïc. L’édition laïque se concentre à Paris et s’affirme au XIVe siècle grâce au mécénat des princes et autres aristocrates fortunés. Des petits ateliers se développent. Le premier et le plus connu est celui de maître Honoré, un peintre enlumineur dans le 5e arrondissement actuel de Paris. Il illustre des manuscrits, notamment le Bréviaire de Philippe le Bel. Des livres de prières sont même réalisés pour les laïcs.
Réseaux de livres
Des sortes de réseaux de manuscrits se mettent en place, prémices de l’explosion du marché du livre après l’imprimerie.
Les copistes et enlumineurs s’organisent en guildes, notamment à Londres où l’on en trouve deux qui se réunissent sous le nom des Artisans du livre en 1403. Les guildes contribuent à diminuer le coût des transactions, grâce une organisation et une régulation des marchés. À Paris, un réseau se dessine autour de l’église Saint-Séverin dans le quartier latin et sur le parvis de la cathédrale, où l’on peut trouver enlumineurs, parcheminiers, relieurs, libraires, etc. que les étudiants vont voir. Les librairies se développent notamment à Rouen, où l’on entreprend des travaux dans la cathédrale aux XIIIe et XIVe siècles sur le Portail des Libraires. Le nom de Portail des Libraires vient de la présence de la bibliothèque de la cathédrale dans le bâtiment qui borde la cour à l’ouest. On y accueille libraires, parcheminiers…
Les techniques de production jouent sur le statut de l’écrit. Quand ces techniques sont peu développées et extrêmement coûteuses, le livre est un objet de luxe et donc, une distinction sociale. Par exemple, le codex médiéval, remplaçant le volumen antique, est un objet extrêmement précieux car immuable. Le nouvel accès à la culture au XIIe siècle via la démocratisation du livre prépare l’entrée de l’Occident dans une nouvelle ère culturelle, qui accompagnera l’explosion du marché du livre grâce à la révolution gutenbergienne.
Sources :
BARBIER Frédéric, Histoire du livre en Occident, Armand Colin, Collection U, Paris 2000.
CASSAGNES-BROUQUET Sophie, La passion du livre au Moyen Âge, éditions Ouest-France, 2008.
DENOEL Charlotte, LAFFITE Marie-Pierre, Trésors carolingiens, livres manuscrits de Charlemagne à Charles le Chauve, BNF, 2007.
FONTAINE Jean-Paul, Du manuscrit médiéval à nos jours, l’Aventure du livre, Bibliothèque de l’Image, 1999.
VINCENT Catherine, Introduction à l’Histoire de l’Occident médiéval, Le Livre de Poche, 1995.
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