« Manifeste des 343 » : l’histoire d’un combat pour l’avortement légal en France

"Manifeste des 343" : l'histoire d'un combat pour l'avortement légal en France

Cela fait déjà plus de cinquante ans que le manifeste des 343 a été publié dans les colonnes de L’Obs. Cinq décennies durant lesquelles le combat pour légaliser l’avortement ne s’est pas vraiment terminé, certaines associations souhaitant encore aujourd’hui supprimer ce droit pourtant fondamental. Revenons ensemble sur cet acte de désobéissance civile ayant conduit à une avancée majeure dans la société française.

L’avortement dans l’histoire

« Accoucher avant terme (naturellement ou par intervention) d’un fœtus ou d’un enfant non viable. »

Définition du Robert

L’idée d’avorter volontairement un être humain n’est pas une invention de nos sociétés modernes du XXe siècle. En effet, on retrouve des traces de cette pratique dans quasiment toutes les sociétés humaines dès l’Antiquité. En revanche, on constate très tôt une pénalisation, voire une interdiction, de cette pratique. Ainsi, le code de Hammurabi écrit à Babylone vers 1750 av. J.-C. interdit l’avortement. D’autres textes invoquent alors des motifs divers. Pour certains, il s’agit d’un acte contre nature, allant à l’encontre même de la volonté divine. Pour d’autres, il s’agit d’un acte insensé d’un point de vue sociétal, puisqu’il punit la cause publique en la privant d’un nouveau citoyen. On prend donc ici l’argument démographique. Enfin, il s’agit pour d’autres d’une privation pour le géniteur de son bon droit d’avoir une descendance. Ce dernier point est notamment soulevé chez les Grecs et les Romains.

Moyen Âge et christianisme

Au Moyen Âge, sa pénalisation et son interdiction n’évoluent pas beaucoup. L’Église condamne avec fermeté ce geste qu’elle estime comme un acte allant contre la volonté de Dieu. Mais la pénalisation de l’avortement évoluait en fonction du moment où il était pratiqué. En effet, certains écrivains religieux définissent un « moment » où apparaîtrait l’âme chez un fœtus. À noter que ce moment diffère significativement entre la femme et l’homme… La pratique de l’avortement se fait à cette époque généralement par l’ingestion de plantes.

Pourquoi avorter ?

Les raisons évoquées sont très vastes, mais on peut tout de même dresser un constat historique général. En effet, certaines raisons reviennent plus que d’autres. Ainsi, dans des sociétés esclavagistes, certaines femmes esclaves ont recours à l’avortement pour ne pas faire subir au futur né une condition misérable. Dans d’autres sociétés, on retrouve évidemment les politiques et logiques de contrôle démographique. Ainsi, certaines se faisaient avorter pour pouvoir gérer la taille de la famille ou bien se soumettre à la loi en vigueur. C’est donc une pratique qui traverse toutes les classes sociales, mais qui reste pratiquée dans la clandestinité.

L'avortement est une pratique qui a existé de tous temps - Cultea

Le manifeste des 343

Les XIXe et XXe siècles

Les choses n’évoluent pas beaucoup après le siècle des Lumières. On peut souligner le fait que l’avortement n’est plus punissable de la peine de mort, mais les mentalités n’évoluent pas. En effet, le nouveau Code Pénal adopté par la première Assemblée nationale en 1791 condamne cette pratique. Courant XIXe, on décide que le motif médical peut être un cas de force majeure. Ainsi, l’avortement peut être réalisé par un officier de santé, si la vie de la mère est en danger. Mais cela reste mal vu.

Début XXe, on estime que 500 000 avortements étaient réalisés chaque année dans la clandestinité sur le sol français. 300 femmes par an en mouraient, en raison des conditions hygiéniques déplorables de ce cadre clandestin. La répression s’intensifie dans l’entre-deux-guerres, lorsque le pays a plus que jamais besoin de naissances à cause des morts de la Grande Guerre. On commence alors également à culpabiliser la contraception. En 1920, l’avortement est considéré comme un crime.

Durant l’occupation, le régime de Vichy rétablit la peine de mort pour avoir pratiqué un avortement. Un cas tristement célèbre est celui de Marie-Louise Giraud, guillotinée le 30 juillet 1943 pour avoir pratiqué une trentaine d’avortements illégaux.

Vers la fin de l’occupation, le gouvernement provisoire reconnaît le droit de vote aux femmes. Cette avancée majeure est suivie de plusieurs progrès politiques et juridiques sur l‘égalité homme/femme. Enfin, en 1956, on fonde la « Maternité Heureuse ». Aujourd’hui connu comme le « Planning Familial », le mouvement lutte pour une meilleure éducation sexuelle et le droit à la contraception et l’avortement.

1971 : le manifeste

Les années 60 voient arriver de nombreux mouvements féministes. Ces « groupes de travail et de réflexion » donneront naissance une décennie plus tard au MLF. C’est dans ce contexte de dialogues et de réunions entre femmes militantes qu’est réalisé le manifeste. L’initiative vient d’une conversation entre Jean Moreau et Nicole Muchnik, un soir de 1970. Les deux travaillent alors pour le Nouvel Observateur. La présidente du Planning Familial, Simone Iff, mobilise alors son réseau pour essayer d’obtenir des signatures de femmes célèbres.

Il s’agit de présenter une pétition rédigée par Simone de Beauvoir demandant la dépénalisation de l’avortement. Cette pétition serait signée par des femmes célèbres, confiant alors avoir eu recours illégalement à l’avortement. Ces dernières risquent donc la prison en signant, puisqu’elles avouent publiquement un délit… De Beauvoir est la première à signer, suivie de « 342 » autres femmes. En réalité, elles sont bien plus à signer. On retrouve des grands noms d’alors : Catherine Deneuve, Marguerite Duras ou encore Agnès Varda. De plus, des militantes du MLF ajoutent l’idée que l’avortement doit être gratuit. En effet, le but de la tribune est de légaliser l’avortement et d’en faciliter l’accès et la sécurité.

Le Nouvel Observateur publie le manifeste dans son N°334 datant du 5 avril 1971. Il commence comme suit :

« Un million de femmes se font avorter chaque année en France.
Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples.
On fait le silence sur ces millions de femmes.
Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté.
De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. »

Simone de Beauvoir, Manifeste des 343

Réactions au manifeste

Les réactions ne se font pas attendre. La semaine suivante, le journal satirique Charlie Hebdo titre « Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement ? ». Cependant, aucune des femmes ne subit de poursuite pénale à la suite de ces déclarations. Au contraire, les années suivantes tendent à leur donner raison.

L’année 1972 voit arriver deux choses. La première est la démonstration sur le sol français de la méthode dite de « Karman ». Cette méthode consiste à aspirer tout le contenu utérin. Des médecins français du GIS l’utilisent ensuite illégalement jusqu’en 1975.

La seconde, et pas des moindres, est la « réussite » du procès de Bobigny. Cinq femmes sont alors accusées d’avoir eu recours illégalement à l’avortement. Leur avocate, Gisèle Halimi, avec leur accord, décide d’en faire une affaire publique. De nombreuses personnalités des mondes littéraires, politiques, scientifiques et universitaires viennent défendre les accusées. Le verdict du procès est optimiste. La loi de 1920 ne veut plus rien dire. On relaxe la plupart des accusées. Seule une est réellement condamnée à un an de prison. Le procès est devenu politique, amenant un grand pas en avant.

L’aboutissement : la loi Veil

La conclusion heureuse de ce manifeste est évidemment la loi Veil. En 1974, Simone Veil entrait à l’Assemblée nationale pour défendre son projet de loi visant à légaliser le recours à l’Interruption Volontaire de Grossesse. La loi, validée en janvier 1975, stipule que l’interruption peut survenir lors des dix premières semaines de grossesse. Elle sera complétée en 2001 par Martine Aubry, élargissant le délai à 14 semaines. En 2021, 343 nouvelles femmes émettent un nouveau « manifeste » avec la requête d’élargir encore le délai légal.

Postérité

Cependant, bien que l’on parle d’aboutissement, cette loi n’est pas une fin en soi. En effet, de nombreuses associations et personnalités politiques s’engagent régulièrement pour l’abrogation de cette loi. Leurs arguments sont bien souvent religieux et reprennent pour certain.e.s une partie du discours pétainiste, quant à l’avenir de la nation et le besoin pour les Françaises d’enfanter…

De plus, les méthodes utilisées sont assez malsaines. En effet, il existe un grand nombre de sites web se faisant passer pour des sites d’informations plus ou moins officiels et qui, en réalité, cherchent à dissuader le recours à l’IVG. Certains vont même jusqu’à proposer des faux numéros gratuits où l’interlocuteur va tout faire pour vous culpabiliser ou vous convaincre de renoncer à l’IVG. Ces sites sont illégaux depuis 2017 et leurs gérants peuvent encourir 2 ans de prison et 30 000 € d’amende.

Avancée majeure de notre société, il serait malheureusement idiot de considérer l’avortement comme un acquis. Chaque jour, des gens se battent pour faire supprimer ce droit. Bien heureusement, d’autres luttent chaque jour pour le maintenir et briser le tabou sur cette pratique. Il est toujours intéressant d’apprendre l’histoire derrière une loi, souvent fruit d’un long combat. Si la postérité retiendra évidemment Simone Veil, il ne faut pas oublier les signataires de cette pétition, ainsi que l’incroyable avocate Gisèle Halimi.

 

Sources :

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