Photo by Elliot Le Corre (X : @ElliotLeCorre)
L’esport africain regorge de nombreux talents dont on n’entend hélas pas suffisamment parler. Les acteurs du milieu font grandir leur visibilité à de nombreux niveaux. Nous avons eu la chance d’interviewer deux d’entre eux. Baba Dioum est le manager de SOLO Esport, premier club d’esport professionnel de l’Afrique de l’Ouest. Verix est le dernier champion en titre de l’Ultimate Fighting Arena sur Guilty Gear Strive et a un sacré palmarès à son actif, en plus de faire partie de SOLO Esport. Tous deux représentent la scène esportive sénégalaise.
Le combat permanent pour faire briller un esport talentueux
L’esport et le jeu vidéo sur le continent africain dans sa globalité regorgent de talents qui souffrent d’une certaine invisibilisation. Pourtant, ce ne sont pas les initiatives qui manquent aux quatre coins du continent. Baba Dioum nous l’explique très bien :
De manière globale, je pense que l’esport africain est sous-coté. […] Il n’y a pas assez de visibilité, ni d’opportunités pour certains joueurs de pouvoir faire les scènes internationales et de pouvoir montrer l’étendue de leur talent. Je pense que beaucoup minimisent l’Afrique et déjà la voient comme un seul pays ; alors que c’est un continent de 54 pays qui est moins centralisé qu’on ne le pense. Dans différentes zones, on voit beaucoup de diversité. En Afrique du Nord par exemple, on voit que l’e-sport est centralisé à travers des fédérations. On parle de la Fédération Royale Marocaine, la Fédération Tunisienne… En Afrique de l’Ouest, c’est plus événementiel avec des promoteurs d’événements et d’associations. Il y a des initiatives comme la structure Paradise Games qui organise un événement annuel chaque mois de novembre autour de différents jeux : du combat, du foot, des jeux mobiles… Au Sénégal, on a Sengames dont je suis président. C’est l’association sénégalaise des gamers, créée en 2011, qui s’active dans l’organisation de tournois esport, gaming en général… Il y a aussi des formations sur le jeu vidéo et l’esport. En Afrique de l’Est, le Kenya est un véritable hub numérique en développement. Ils font une sorte de rassemblement des acteurs de l’esport avec Red Bull, Logitech… Cette année, ils ont pu lancer le Swahili Esport Championship en collaboration avec Désiré Koussawo, le président de France Esports.
Il souligne également qu’on a tendance à centraliser l’événementiel à l’international en Afrique du Sud, qui correspond à cette image de l’Afrique comme un seul pays pour de nombreux étrangers. Par exemple, le Red Bull Kumite, compétition sur Street Fighter 6, a invité beaucoup d’internationaux pour un seul joueur sud-africain.
Mais l’invisibilisation commence au sein même des jeux vidéo, en dehors de toute médiatisation ou de l’événementiel. Peu de serveurs sont accessibles aux Africains, pour commencer.
BD : Je pense que la source part des consoles. Aujourd’hui, quand tu achètes une console en Afrique et que tu la configures, tu ne trouves pas ton pays. Tu dois choisir un pays européen ou les Etats-Unis. Ca biaise forcément les chiffres donc impossible de mesurer le nombre de joueurs sur le continent et d’avoir des statistiques sur les consommateurs de jeux vidéo. C’est là que le désintéressement et le questionnement commencent.
Pour faire avancer les choses, les acteurs de l’e-sport africain doivent se surpasser et se montrer à l’international. La performance est une des clés du progrès dans le domaine.
BD : Ce qui va nous permettre d’avoir de la visibilité, c’est d’avoir des joueurs d’élite qui font des gros résultats à l’international et faire des tournois avec des éditeurs présents : l’UFA, l’EVO… Avec l’EVO par exemple, la performance de Verix a permis la création de serveurs africains sur Guilty Gear Strive. On n’a pas de serveurs en Afrique, souvent on se base sur des serveurs européens et on a un peu de latence. On essaye de réaliser des prouesses comme celles-là, ce qui n’est pas toujours facile.
On le rappelle, l’EVO, ou Evolution Championship Series, est le plus grand tournoi mondial de jeux de combat depuis 20 ans. Lors de son édition 2023, Verix s’est hissé à la 5ème place de la compétition Guilty Gear Strive sur un tournoi d’environ 2 500 joueurs parmi les plus féroces.
Verix : Il y avait une mise à jour de la saison 3 et ils ont ajouté des serveurs en Afrique. Peut-être que j’ai contribué à la visibilité. Y’a vraiment pas de joueurs africains qui font top 8 à l’EVO. Ca fait plaisir qu’ils aient pris en compte les joueurs africains du jeu. Je sais que Tekken le fait aussi. Ils organisent par exemple des tournois en Afrique pour leur World Tour. Ils n’ont pas oublié l’Afrique.
Les choses avancent peu à peu sur l’entièreté du continent. Des talents, jusqu’ici cachés, se révèlent au monde entier et l’invisibilisation se réduit doucement. Néanmoins, le combat continue.
BD : Je pense que ça va progresser, parce que je pense que beaucoup de promoteurs africains voient qu’il y a des enjeux. Les sponsors réalisent aussi que la population est très jeune. Déjà, le secteur télécom vise ce jeune public. Avec une meilleure organisation, de meilleures opportunités et de meilleurs encadrements, ça va progresser. Maintenant, est-ce qu’on aura une multitude de clubs ? Ca coûte cher, ça demande beaucoup de sacrifices et d’investissements, donc je ne suis pas sûr. En Afrique du Sud, il y a de gros clubs, au Maroc aussi, en Egypte il y a Anubis qui est sponsorisé par Mercedes… Il y a quand même des clubs déjà installés et marquants.
La démarche SOLO Esport
C’est dans cette optique de progression de l’esport ouest-africain et du rayonnement du continent à l’international que se crée SOLO Esport en 2020. Une initiative des membres de Sen Games, dans l’optique aussi du partage du jeu vidéo. La structure accompagne une quinzaine de joueurs professionnels sur des genres de jeux vidéo divers : les jeux de combat, de foot ou bien League of Legends.
BD : C’est le premier club de l’Afrique de l’Ouest. L’objectif était de former une élite de joueurs professionnels sénégalais au début et africains plus tard avec plus de moyens ; avec l’optique de pouvoir participer à plus de compétitions à l’international mais également de donner de la visibilité à l’Afrique. On a remarqué que depuis très longtemps il y a de très bons joueurs africains qui n’ont jamais eu l’opportunité d’apparaître sur la scène internationale esportive. C’est l’ambition qu’on a eu au début et c’est ça aussi qui nous a aidés à recruter une équipe, des coachs qui accompagnent les joueurs. Des joueurs accompagnés aussi dans leurs voyages pour acquérir de l’expérience à l’international et remporter des trophées. Aujourd’hui, la structure a 3 ans et on essaye de construire une image autour. On fait du merchandising, on recherche des sponsors, on a la Société Générale qui nous accompagne, ainsi que l’Ambassade de France et l’Institut Français. On est également suivis par la société de transports Dakar VTC. De fil en aiguille, on construit une histoire. En 3 ans, on a fait 15 tournois en Afrique comme à l’international. Sur les 15, on en a remporté 9, dont 7 sur le continent. Du côté international, on a remporté un trophée sur FIFA et un autre sur Guilty Gear Strive, tous les deux en 2023. Ce dernier nous qualifie en plus pour le Arc World Tour.
Le Arc World Tour est le championnat du monde des jeux du studio japonais plus que reconnu Arc System Works. Les divers problèmes de serveurs ont aussi beaucoup joué sur la stratégie de SOLO Esport, qui a dû réfléchir à la bonne démarche à suivre avec minutie. Le rollback netcode est une mécanique intégrée à la plupart des jeux de combat récents, qui permet des parties en ligne des plus optimales. Néanmoins, nous sommes dans une phase de transition durant laquelle de plus en plus de jeux en bénéficient, mais depuis peu. La situation géographique et le manque de serveurs dédiés au continent africain ont donc obligé les joueurs à s’adapter.
BD : On s’est d’abord naturellement positionnés sur Street Fighter et Tekken, parce que ce sont les jeux les plus populaires et compétitifs. Après, on s’est lancés en 2020, donc en pleine période Covid. A l’époque, le netcode était terrible sur Street Fighter V, donc c’était compliqué de faire des résultats. On s’est rendus compte qu’on pouvait surtout se positionner sur Mortal Kombat et Guilty Gear Strive au niveau des jeux de combat. Guilty Gear avait un netcode assez stable, c’était donc plus facile de faire des tournois en ligne. Pareil pour Mortal Kombat, tout en ayant conscience que Mortal Kombat 1 allait sortir et que c’était un investissement sur le long terme. On regarde aussi beaucoup la scène internationale et on ajuste notre stratégie globale.
SOLO essaye d’amorcer un pas en avant pour l’esport africain, de contribuer à son évolution à l’international.
BD : On essaye d’ouvrir des portes pour les nouvelles générations. Les premiers à avoir marqué l’esport africain, leurs histoires ne sortiront jamais du continent. La nouvelle génération pourra marquer à l’international grâce à plus d’accessibilité et nos combats sur les réseaux sociaux. On espère que Tekken 8 aura un bon netcode. Le online est un problème en Afrique et on doit voyager. Et les voyages en eux-mêmes ont leurs difficultés : le prix, les visas… On est obligés de prendre l’avion à chaque fois et les taxes sont conséquentes. […] A chaque fois, c’est un pari. Même en créant SOLO Esport, c’était la même chose. On se demande toujours si c’est rentable, mais surtout si ça apporte du challenge pour notre joueur. On mise beaucoup sur les gros tournois internationaux, ça coûte cher mais ça aide le joueur à vraiment avoir de l’expérience. […] On est quand même nouveaux et on essaye de se frayer une place dans l’esport africain. On est super contents de voir que ça progresse et qu’on nous connaît de plus en plus. On essaye de faire évoluer notre marque avec des maillots, starifier nos joueurs, faire beaucoup de communication aussi… Il faut eux aussi qu’ils travaillent sur leurs réseaux sociaux parce que dans ce monde-là, on ne peut pas s’en sortir seulement avec du talent. Il faut une bonne communication digitale, de la création de contenu, une bonne présence. Pour au moins avoir une chance d’avoir de l’exposition ou des invitations. On fait beaucoup de formation et de communication dans ce sens-là.
V : Avoir SOLO Esport, c’est un privilège et ça contribue vraiment au développement.
2023 has been extremely amazing for the team 🥳🎉 thanks to the players who gave their absolute best to perform and win.
Hoping for the best and more win in 2024 #HappyNewYear family 🥳❤️ and thank you for the support ! pic.twitter.com/4snrx91pnI
— SOLO Esport 🇸🇳🎮 (@soloesportclub) December 31, 2023
Parcours d’un champion sénégalais
Verix est un joueur professionnel de Guilty Gear Strive qui a rejoint SOLO Esport en 2022. Il a un parcours assez impressionnant. A chaque tournoi offline auquel il a participé, il a fini dans le top 8. Après s’être essayé à Dragon Ball Fighterz, il s’est mis à Guilty Gear Strive pour la présence de son rollback netcode. Les débuts étaient difficiles, puisque tous les joueurs les plus performants jouaient sur PC et lui sur PS4. Il s’est quand même battu sans relâche et a fini par signer chez SOLO et obtenir son propre PC.
V : Au départ, c’était vraiment pas évident. A chaque fois, j’essayais de me battre pour jouer, pour participer aux tournois en ligne et on me refusait l’accès parce que je venais d’Afrique et qu’ils se disaient peut-être que la connexion était mauvaise… Ce n’était pas du tout le cas. Je pouvais bien jouer contre tout le monde dans la région. C’est après beaucoup de batailles et de négociations que j’ai enfin pu faire ces tournois en ligne et arriver où j’en suis aujourd’hui.
Verix a toujours travaillé avec acharnement, et ce n’est pas passé inaperçu.
BD : On a eu la chance de recruter un joueur comme Verix qui avait déjà fait ses marques dans ses premières compétitions en ligne. On a vu qu’il avait du potentiel et on a décidé de l’accompagner. Avec des opportunités de offline et de voyage, il pouvait accumuler de l’expérience et faire de gros résultats.
Dès ses premiers tournois à l’étranger, il se fait remarquer par ses très bons résultats. Son premier était le MixUp 2022 à Lyon.
V : C’était une bonne expérience, c’était la première fois. Je n’avais pas de grandes attentes mais je voulais voir jusqu’où je pouvais aller. J’ai pris une 7ème place, j’étais déçu mais ça allait parce que 7ème dans son premier tournoi offline c’est quand même pas mauvais. J’ai fait l’UFA 2022 après, là-bas aussi j’avais fait top 8. J’étais assez déçu sur le coup, mais ça faisait partie de l’expérience des tournois.
SOLO Esport décide de l’envoyer à l’EVO 2023 en toute confiance, événement lors duquel il finit 5ème. C’était son premier major aux Etats-Unis. Le parcours continue, et il ne cesse de se surpasser. Il participe ensuite au CEOtaku, toujours aux Etats-Unis. Puis, vient l’UFA 2023. Verix veut réaliser au moins un exploit : rentrer dans le top 8 en winner side et non en loser side. On rappelle qu’une défaite directe en loser side élimine le joueur, tandis qu’une défaite en winner side l’envoie en loser side. La pression n’est donc pas la même.
BD : Après l’EVO avec Verix, on a senti qu’on avait vraiment un momentum, qu’on avait un pic et qu’il était pas loin de la qualification pour le Arc World Tour. On a hésité entre plusieurs tournois après celui-là et je lui ai dit : « Pour moi l’UFA, c’est ton tournoi. » Cette année, on s’est dit que c’était l’année où on pouvait remporter quelque chose et que si c’était en France, ça allait être grandiose parce qu’on avait une forte communauté. Il joue beaucoup avec des joueurs français, ils se donnent pas mal de conseils, ils s’apprécient et ils partagent des affinités…
La communauté Guilty Gear Strive française est très soudée et bienveillante et l’excitation était à son comble lorsque Verix a atteint les hautes marches du podium. Les encouragements étaient tels que les supporters avaient sorti les instruments de musique qu’ils réservent à leurs joueurs favoris. Ils ont explosé quand il a fini par remporter le tournoi face à Tiger_Pop.
V : L’UFA 2023, ça a été une très bonne expérience, je l’ai remporté. C’est vraiment un très bon tournoi. Sur le coup, j’ai vraiment apprécié ma victoire. Ca récompensait mes efforts, l’expérience que j’ai accumulée aux tournois précédents… Ca fait plaisir et j’espère pouvoir encore mieux faire à l’Arc World Tour.
On souhaite à Verix et à SOLO Esport de continuer sur cette lancée. Ils marquent l’histoire de l’e-sport et contribuent ainsi à mettre l’Afrique sur le devant de la scène. On ne peut qu’espérer que cet e-sport continuera à gagner en visibilité et que ses talents pourront s’exprimer de plus en plus. On salue le travail acharné de ces personnalités talentueuses et courageuses.
BD : Il faut expliquer les enjeux et passer par des exploits pour convaincre. On a besoin d’écrire l’histoire, de prouver qu’on a des joueurs capables de rivaliser avec les meilleurs de l’histoire.