Tantō : le métier de l’ombre du manga

Tantō : le métier de l'ombre du manga

Drôle de rôle que celui de tantō. À la fois éditeurs, méchants flics, confidents, critiques et agents artistiques, ces travailleurs de l’ombre cumulent de nombreuses casquettes. Certains mangakas les détestent au point de baser leur antagoniste dessus comme Akira Toriyama dans Dr Slump. D’autres s’en font des amis et collaborateurs précieux pour toute leur carrière comme Naoki Urasawa. Une chose est certaine : sans eux, aucune de nos œuvres favorites n’existerait.  

Un tantō, kézako?

En France, il n’existe pas vraiment d’équivalent pour ce métier. S’il est parfois traduit par « responsable éditorial« , la réalité dépasse largement cette définition. Leur cumul de fonctions provient probablement du rythme intense de publication au Japon. En effet, contrairement au reste du monde où les auteurs ont le temps de réfléchir à leur scénario et de peaufiner leur travail, les mangakas n’ont que peu de recul sur leur œuvre. Comme la plupart en témoignent en interview, ils avancent au jour le jour, surchargés par le travail. Alors, pour s’occuper de garder la tête froide, un œil objectif et une vision sur le long terme, les tantōs sont nécessaires. On peut même s’avancer à dire qu’au sein des maisons d’édition, ce sont eux qui ont le plus de responsabilités. Mais alors qui sont-ils ? Afin de comprendre leur rôle exact, revenons aux étapes de création d’un manga.

Petite chronologie

  • Tout d’abord, la proposition d’une histoire par un mangaka. Si la maison d’édition accepte ses planches, on lui attribue un tantō. Pour chaque série qu’il publie, le mangaka a un tantō attitré. Ce dernier doit lui fournir les ressources et la documentation nécessaires à la création de son manga, il l’accompagne aux repérages. Cependant, les assistants sont à la charge du mangaka.
  • Ensuite le choix du rythme de publication. Bien qu’il soit le plus souvent hebdomadaire, il arrive qu’il s’agisse aussi d’une parution bi-mensuelle ou mensuelle. Le mangaka doit donc livrer 15 à 20 pages par semaine. Le tantō se charge de faire respecter ces deadlines coûte que coûte.
  • Puis, les nēmus. Il s’agit du storyboard du chapitre : un brouillon qui indique les dialogues ainsi que le découpage des images. Le mangaka doit l’envoyer à son tantō qui lui demande des corrections ou le valide. Les corrections peuvent porter sur le chara-design d’un personnage, l’évolution de l’histoire, la lisibilité etc.

    nemu du dernier chapitre de Dragon Ball
    nemu du dernier chapitre de Dragon Ball
  • Rendu du chapitre. Une fois crayonné, encré et livré par le mangaka, le chapitre est pris en charge par le tantō qui doit le transmettre aux autres services (scan, mise en page, impression).
  • Enfin les réunions éditoriales. À chaque parution, la maison d’édition suit attentivement les chiffres de vente ainsi que les retours des lecteurs. Les tantōs sont ensuite chargés d’améliorer la vente de certaines histoires dont ils sont responsables, de les maintenir stables ou d’annuler certaines séries.
  • Entre tous ces moments, le tantō organise des réunions avec les mangakas dont il s’occupe. Il conseille l’artiste sur ce qui fait une bonne histoire, ce qui fonctionne auprès du public, ce qui sera trop cliché, etc. Il peut aussi superviser l’adaptation en anime, ou la création de produits dérivés.

Le tantō dans la lumière…

Malgré leur présence discrète éclipsée par le renom des mangakas qu’ils accompagnent, certains tantōs sont entrés sous le feu des projecteurs. Et ce, parfois, malgré eux…

Kazuhiko Torishima est un des exemples malchanceux les plus connus. Alors qu’il est chargé de s’occuper d’Akira Toriyama (Dragon Ball), il refuse souvent ce que le mangaka considère comme ses meilleures idées. Frustré, ce dernier se venge gentiment en brisant le quatrième mur et en le faisant apparaître dans les cases du manga. Dans Dr Slump, Toriyama donnera même son apparence et son nom (inversé) à l’antagoniste principal de l’histoire : Dr Mashirito. Un juste retour de flammes, selon lui, pour le tantō qui ne cessait de refuser les ébauches du personnage. Cependant, il ne faut pas oublier que c’est Torishima qui est derrière l’histoire de Dragon Ball, ainsi que le chara-design de Son Goku.

Torishima dessiné par Akira Toriyama
Torishima dessiné par Akira Toriyama

Takashi Nagasaki devient le tantō de Naoki Urasawa en 1983. Aussitôt, il prend une place importante dans le processus créatif du mangaka. Désirant devenir indépendant, Nagasaki quitte la Shogakukan où il est le rédacteur en chef de Big Comic Spirits. Cela ne gêne pas Naoki Urasawa qui décide de continuer à travailler avec lui. Leur collaboration, qui évolue depuis 40 ans, a été très fructueuse puisque Urasawa le crédite comme collaborateur ou co-auteur sur Pineapple Army, Master Keaton, Monster, 20th Century Boys, Pluto, Billy Bat et Master Keaton Remaster.

Shihei Lin est en train de devenir un vrai petit monstre dans le monde de l’édition. Tout ce qu’il touche se transforme en or et on le considère actuellement comme le meilleur tantō du Japon. Avec une centaine de publications sous son aile, Lin se débrouille pour continuer à assurer son rôle sur Spy × Family, Chainsaw Man, Heart Gear et Dandadan. Rien que ça !

Shihei Lin

Attention, un tantō peut en cacher un autre

Pour la plupart des titres sérialisés, les mangakas changent de tantōs régulièrement. C’est par exemple le cas de One Piece qui en a connu près de 11 en 25 ans. Les longues collaborations avec un tantō sont rares. Il faut dire que de leur côté, ces derniers doivent s’occuper de plusieurs dizaines de mangas simultanément. Ils n’ont pas le temps de suivre un artiste spécifique.

Si l’on lit entre les lignes, pas si sûr que les mangakas s’en plaignent. La plupart des interviews montrent des relations tendues sinon houleuses. Heureusement, la jeune génération semble amener un nouveau souffle. En plus de féminiser ce secteur, les relations avec les auteurs s’adoucissent. En effet, si la vieille école semblait prôner une attitude autoritaire et un harcèlement constant, désormais les tantōs communiquent.

On a pu voir, ces dernières années, une prise de conscience globale au sujet des conditions de travail des mangakas. Au mieux on obtient des œuvres qui finissent bâclées comme Bleach, au pire, cela peut coûter la vie à des artistes s’étant épuisés jusqu’à la mort. Encore marqués par la disparition de Kentaro Miura (Berserk), de nombreux auteurs ont vu leurs publications passer d’hebdomadaires à bi-mensuelles ou mensuelles. Et le public les soutient. On peut notamment penser à Yoshihiro Togashi (Hunter x Hunter) que le lectorat a continué de suivre malgré un rythme de publication inconstant causé par ses problèmes de santé.

Hélas, il ne s’agit pour l’instant encore que de rares exceptions. En effet, la plupart des auteurs, notamment débutants, ont toujours des emplois du temps démentiels (qui nous rappellent Osamu Tezuka). Il faut espérer que tantōs, maisons d’éditions et lecteurs sauront enfin laisser une place saine aux mangakas pour que nos œuvres favorites ne se fassent plus au prix de leur vie.

Sources :

 

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