Alfred Nakache : le « nageur d’Auschwitz »

Romain Lesourd
Romain Lesourd
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On dit qu’il suffit d’un rien pour que notre vie bascule. C’est ce qui est arrivé à Alfred Nakache. Jeune nageur avec un potentiel hors du commun, il est déporté au sein du camp d’Auschwitz pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour autant, il n’a jamais cessé de se battre. Retour sur la vie de ce nageur méconnu.

Une peur surmontée

Alfred Nakache est né le 18 novembre 1915, à Constantine. Issu d’une famille juive de 11 enfants dont il est le cadet, Alfred est un enfant comme les autres. Mais une chose le différencie de ses frères et sœurs : il a peur de l’eau.

Hydrophobe, il ne supporte pas les jeux auxquels s’adonnent les enfants de son âge dans l’eau, et encore moins la natation. Son père, petit fonctionnaire, le pousse alors à dépasser sa crainte de l’eau. Le journaliste Philippe Colin, dans une émission dédiée au nageur, raconte :

« Gamin, il avait une trouille bleue de l’eau, une phobie. C’est son père qui l’a poussé « à la baille » pour en faire une graine de champion, avec des qualités rares. »

Le frère d’Alfred, Robert, dans un reportage sorti en 2001, raconte un autre fait. Il affirme que son frère était hydrophobe, mais son amour pour l’eau viendrait d’ailleurs :

« Tout jeune, il détestait l’eau. Grâce à deux militaires basés à Constantine qui avaient participé aux Championnats de France de natation, il a réussi à aimer la natation. »

Quoi qu’il en soit, Alfred Nakache présente des dons pour la natation. Bénéficiant d’un physique avantageux pour pratiquer la compétition, il se démarque rapidement. À l’âge de 16 ans, en 1931 donc, il devient champion d’Afrique du Nord. À présent, Alfred Nakache peut « nager dans la cour des grands ».

Alfred Nakache, le grand champion

Alfred arrive à Paris en 1933 pour concourir aux championnats de France, qui se déroulent dans la piscine des Tourelles, une piscine connue dans le domaine.

En septembre 1934, pour ses deuxièmes championnats de France, il termine deuxième derrière la légende Jean Taris, sur 100m. Alfred a 18 ans. En 1935, il s’empare finalement du titre, en battant celui qui avait fini premier l’année précédente. Une amitié naît entre les deux nageurs, le respect s’installe car tous deux reconnaissent la valeur de l’autre. C’est aussi cela qui fait d’eux des champions.

Plus les années passent, plus Alfred Nakache remporte des prix et bat des records. En 1936, il participe aux Jeux Olympiques de Berlin. De confession juive, il ne recule pas pour autant. Avec le relais 4x200m français, Nakache termine 4e, juste devant les Allemands. Hitler, cependant, n’était pas présent lors de l’épreuve.

Équipe de France du Relais 4x200 qui termina à la quatrième place aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936 (source : musée du sport) - Cultea
Équipe de France du Relais 4×200 qui termina à la quatrième place aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936 (source : musée du sport)

Il continue de nager, même s’il est parfois forcé de ne pas concourir. En 1937, il doit participer à un relais européen contre les États-Unis avec deux Allemands. Victime de pressions de la part des nazis, il annule sa participation. Pour autant, rien ne semble décourager Alfred qui continue d’atteindre les sommets, que ce soit dans le sport ou dans la vie. Il devient professeur d’éducation physique au lycée Janson-de-Sailly à Paris en 1939. Une année qui, malheureusement, symbolise un autre événement : l’entrée de la France en guerre.

Le nageur d’Auschwitz : celui qui n’abandonne pas sa passion

Engagé dans l’aviation, la France connaît cependant une défaite éclair. Alfred continue néanmoins de concourir. À Toulouse plus précisément.

Alfred continue de nager, mais il ne peut plus enseigner à cause du statut du 3 octobre 1940, qui interdit aux juifs d’exercer un certain nombre de fonctions. Toutefois, la situation ne l’empêche pas de briller à l’échelle nationale et internationale. Mais c’est cette lumière qu’il dégage grâce à ses performances sportives qui va le conduire dans l’obscurité…

On interdit à Alfred Nakache de participer aux championnats de France de 1943. À cause de son origine, les autorités de Vichy ne veulent pas le laisser concourir, rappelle le coordinateur régional Grand Sud du Mémorial de la Shoah, Hubert Strouk :

« Il avait beau être champion, il n’en restait pas moins juif aux yeux des autorités de Vichy. »

Et c’est au cours de cette même année qu’Alfred et sa famille, sa femme et sa fille de deux ans, sont arrêtés. Après un transit par le camp de Drancy, Alfred Nakache et sa famille sont déportés à Auschwitz. Dès leur arrivée, ils sont séparés. Sa femme et sa fille sont emmenées à la mort, par le biais des chambres à gaz. Alfred, quant à lui, est emmené par les Allemands pour travailler.

Pendant de nombreux mois, il est la cible de railleries allemandes et d’humiliations. On le force à aller se baigner dans des bassins pour récupérer des objets qu’on lance avant. Mais ce sont ces bassins qui vont permettre à Alfred, ravagé par la tristesse, de survivre. Il se baigne durant l’été 1944, chaque dimanche, pendant que ses camarades surveillent les alentours. Ces actions lui valent le surnom de « nageur d’Auschwitz ».

La libération d’Alfred et son retour dans le monde du sport

L’armée russe libère les prisonniers des nazis, dont Alfred, en avril 1945. Ce dernier, désormais libre, décide de rentrer en France, à Toulouse.

Il découvre avec stupeur et émotion que la piscine où il avait l’habitude de s’entraîner porte désormais son nom. Caroline François, historienne du Mémorial de la Shoah, raconte :

« Sur les 76 000 juifs déportés de France, 4 000 rentrent, et tardivement. Cela dit, cet hommage témoigne de l’image déjà très forte de son nom à Toulouse. »

Alfred reprend la vie qu’il avait laissée. Il reprend l’entraînement et les concours. Durant l’été 1945, il redevient champion de France sur trois relais et intègre l’équipe de water-polo. Même s’il réussit tout ce qu’il entreprend dans le domaine du sport, Alfred n’oubliera jamais ce que la natation lui a coûté. Pour avoir été un sportif de haut niveau, la seule victoire qu’il aurait souhaité plus que tout au monde, c’était de sauver sa femme, ainsi que sa fille.

Une fois à la retraite, Alfred part s’installer à Cerbère avec sa nouvelle femme. Et c’est dans l’eau que, finalement, il perdra la vie, victime d’une crise cardiaque lors d’une nage quotidienne, en 1983. Pour autant, Alfred, peu avant sa mort, avait réussi à se pardonner et à pardonner au reste du monde les souffrances qu’il avait connues. Désormais, on ne doute pas qu’il nage paisiblement dans les nuages.

 

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