Le nom de Björn Andrésen ne vous dira sûrement rien. Après tout, l’homme s’est retiré de la vie publique et des écrans juste après y être apparu. Cependant, si vous êtes amateur de mangas et plus particulièrement de Shōjo, son visage pourrait vous sembler familier. Il l’est même certainement, car rares sont les œuvres à y avoir échappé. Les traits de Björn se sont imprimés dans tous les genres, sur une foule de personnages bons, gris ou mauvais, mais toujours d’une beauté angélique.
Mort à Venise, la naissance d’une icône
En mars 1971, tout le West End londonien est en émoi. Le nouveau film de Visconti (Les amants diaboliques, Le guépard) sort en avant-première, en présence de la reine Élisabeth II et de sa fille Anne. La séance est un succès. Quelques mois plus tard, c’est au Festival de Cannes que Mort à Venise obtient un nouveau retentissement. Les journaux titrent alors « Le plus beau garçon du monde », selon les mots du réalisateur lui-même. Il faut dire que, pour trouver l’acteur qui incarnerait le héros de son film, Visconti n’a pas ménagé sa peine… Pendant des mois, il a traversé l’Europe à la recherche du garçon parfait : un éphèbe d’une beauté éclatante, divine. C’est à Stockholm qu’il le trouvera, sous le nom de Björn Andrésen, un jeune adolescent de 15 ans calme et introverti.
Dès sa sortie, le film est un succès, malgré les polémiques liées au scénario. Si Visconti est acclamé, c’est le visage de Björn qui est partout, placardé sur les journaux, les magazines, les affiches. Sublimé par la photographie du film, le garçon y apparaît en effet éclatant de beauté et nimbé d’une aura magnétique et intense. Désormais, une icône est née.
Voyage au Japon
À l’autre bout du monde, le Japon n’est pas en reste. Le visage de Björn a déjà traversé l’océan et l’équipe marketing flaire un bon coup. On l’y envoie pendant quelques semaines, pour une vraie tournée promotionnelle. Le jeune homme enchaîne les spots publicitaires, les enregistrements d’albums, les interviews et shootings photo. Il incarne une beauté androgyne et nouvelle qui fait vendre dans un pays où les « idols » existent déjà. La tournée est un succès, le public se l’arrache. Les jeunes japonaises sont fascinées. Une d’entre elles se sent même particulièrement inspirée.
Le nouveau visage du Shōjo
Elle s’appelle Riyoko Ikeda et elle est à la recherche d’un idéal d’élégance et de finesse pour son prochain manga : La Rose de Versailles. C’est ainsi que Björn prête malgré lui ses traits à Lady Oscar, personnage androgyne et puissamment charismatique. Le manga est un succès retentissant qui va permettre au Shōjo (publication ciblant les jeunes femmes) de gagner ses lettres de noblesse. En effet, le genre jusqu’ici délaissé retrouve un second souffle et la demande augmente. A cette époque, les autrices de Shōjo se retrouvent souvent dans un petit appartement tokyoïte nommé le « Salon Ōizumi ». Ces femmes déterminées à s’entraider forment le groupe de l’an 24, qui révolutionnera le paysage culturel entier. Nul doute que des photos de Björn ont dû circuler dans ces réunions, car on voit soudainement son visage fleurir partout.
Le coeur de Thomas de Moto Hagio, puis Le Clan des Poe, Sons of Eve, Mari et Shingo… Tous s’y mettent. Le genre du Boy’s Love n’y reste pas insensible non plus. Il faut dire que le scénario de Mort à Venise parle d’une attraction (unilatérale) entre un homme mûr et le jeune adolescent campé par Björn. Les rumeurs couraient à cette époque que l’acteur deviendrait peut-être homosexuel, ce qui a certainement enflammé certains esprits créatifs. Quoi qu’il en soit, on ne peut désormais plus passer à côté de cette chevelure blonde et bouclée, ces yeux expressifs et ce nez droit. L’image s’entérine peu à peu dans le paysage du Shōjo, tandis que le genre même évolue, gagnant une reconnaissance et un lectorat de plus en plus vaste.
Le cas Griffith
Les mangakas sont avant tout des lecteurs, des passionnés avides d’œuvres nouvelles et puissantes. L’impact culturel de la renaissance du Shōjo dans les années 70 a été si fort qu’il a marqué des auteurs modernes de Shōnen ou de Seinen ayant grandi avec ces titres. Dès lors, ces mangakas sont devenus, sinon fans du genre, durablement inspirés par lui. En effet, beaucoup évoquent la beauté du trait, la finesse des personnages et de leurs émotions, les scénarios complexes et ambitieux. Parmi ceux qui ne s’en cachent pas, on peut citer l’auteur de Berserk : l’infiniment regretté Kentarō Miura.
Grand fan de Shōjo, surtout de la période des années 70, Miura n’a jamais caché l’inspiration derrière le chara-design de Griffith. Ce personnage à la beauté mortelle est, tout comme Björn dans le film, un « ange de la mort ».
Kenshirou (Ken le Survivant) et Oscar (La Rose de Versailles) sont Guts et Griffith. Berserk est né de mon désir de fusionner ces deux œuvres.
De héros Shōjo à criminel Seinen
On remarque ainsi que le visage de Björn continue de hanter nos œuvres préférées. Dès lors qu’il traverse les genres, il se transforme et revêt de nouveaux costumes. Ainsi, là où le Shōjo utilisait son charme à des fins romantiques, le thriller se l’approprie pour glacer le sang des lecteurs. C’est le cas pour Monster de Naoki Urasawa. En effet, pressé par son éditeur de trouver un élément attirant pour le lectorat, le mangaka décida d’y faire apparaître un « beau jeune homme ». Or, le visage parfait incarne cette fois non plus la beauté pure, mais le mal absolu. C’est de cette manière que le personnage de Johan Liebert est né.
On pourrait continuer longtemps. Par exemple, si Char de Gundam n’est pas un cas particulièrement récent, on peut parler de Mikey dans Tokyo Revengers. Néanmoins, c’est une oeuvre de Hayao Miyazaki qui nous offre notre exemple le plus populaire. Un modèle de jeunesse et de beauté figée dans le temps. Une blondeur angélique, de grands yeux bleus et un mince corps androgyne. Le personnage de Hauru dans Le château ambulant n’a rien à envier aux héros de Shōjo.
Aujourd’hui, il est devenu impossible de tirer un trait exact entre les personnages faisant référence à Björn et les autres. L’image s’est délayée dans l’imaginaire collectif, sous de nouvelles formes. Un garçon de quinze ans. Un ange beau et terrible. Une héroïne tragique. Un ennemi glaçant. Ce visage aura fait le tour du manga, des genres et des époques.
Sources :
- Challenging the Manga Dojos, Vol 1. Nico Nicholson
- L’ange blond de Visconti – Björn Andrésen, de l’éphèbe à l’acteur. Kristian Petri et Kristiana Lindström
- Groupe de l’an 24 – Wikipédia
Oooh j’ai appris quelque chose ! Merci beaucoup pour le lien entre ces œuvres :O