Souvent relégué à l’arrière-plan du cinéma “officiel”, le court métrage est pourtant l’un des espaces les plus libres, les plus créatifs, les plus puissants de l’expression cinématographique. Format resserré, il ne laisse place à aucun remplissage : en quelques minutes, il peut bouleverser, déranger, fasciner, parfois plus qu’un long métrage entier.
Les cinq courts que nous allons présenter ici sont radicalement différents dans leur style et leur ton, mais tous ont un point commun : ils laissent une empreinte durable. Que ce soit par leur force visuelle, leur étrangeté, leur tendresse ou leur horreur, ils témoignent de la richesse infinie du court métrage d’auteur, d’animation ou expérimental.
À (re)découvrir de toute urgence.
Mémorable (2019) – Bruno Collet : l’art face à l’oubli
Collet mêle animation en stop motion et textures inspirées de la peinture impressionniste pour illustrer la perte de repères du protagoniste. L’univers visuel est étrangement beau, déchirant même, et nous fait ressentir de l’intérieur ce qu’on ne peut que difficilement comprendre : la décomposition de la mémoire. Sans pathos, mais avec une grande humanité, Mémorable transforme l’angoisse de l’effacement en poésie plastique et sensible.

C’est une mise en forme bouleversante de la maladie d’Alzheimer, à travers l’œil d’un peintre qui voit le monde, et sa femme, littéralement se déformer. Un court métrage exceptionnel qu’on ne peut que recommander chaudement.
Street of Crocodiles (1986) – Frères Quay : plongée dans le théâtre mécanique du cauchemar
Adapté librement d’un texte de Bruno Schulz, ce court métrage en stop motion dans un univers de poupées désarticulées et de mécanismes rouillés est un voyage dans l’inconscient. La rue des crocodiles est un lieu où les choses semblent vivantes et les vivants, mécaniques. L’atmosphère est moite, hypnotique, inquiétante. Les Frères Quay signent une œuvre baroque et sensorielle, où chaque plan est un tableau animé, un rituel visuel mystérieux et dérangeant. Le temps semble s’y disloquer.
Chef-d’œuvre du cinéma d’animation expérimental, ce cauchemar animé, dont la richesse formelle reste inégalée, est aussi un clin d’œil à Jan Švankmajer, immense réalisateur tchèque, dont le travail a inspiré nos deux metteurs en scène tout au long de leur œuvre.

Portrait of God (2022) – Dylan Clark : le cauchemar invisible
Moins de 7 minutes suffisent à Clark pour installer une terreur viscérale, sans aucun effet sanglant ni créature monstrueuse. Tout se joue dans l’absence, le non-dit, le hors-champ. Inspiré de l’esthétique du creepypasta et du cinéma d’horreur analogique, Portrait of God parle d’une entité qu’on ne peut pas voir… parce qu’elle ne vous regarde jamais. Le film joue avec les règles de perception pour créer un malaise progressif qui colle à la peau. Une leçon de tension pure.
Il s’agit, sans conteste, de l’un des courts les plus angoissants des dernières années. Un pur exercice de terreur psychologique minimaliste qui prouve qu’on peut atteindre des sommets de symbolique tout en gardant une simplicité folle au sein du monde du court métrage.

Skhizein (2008) – Jérémy Clapin : 91 centimètres de solitude
Le protagoniste, frappé par une météorite, se retrouve “décalé” de 91 cm par rapport à lui-même. Une idée absurde mais géniale, traitée avec une logique implacable et un humour tendre. Ce court métrage est une métaphore touchante de la marginalité, du trouble mental, ou même du sentiment d’être déconnecté du monde. Clapin joue avec l’espace, le vide, l’invisibilité sociale, et nous livre un film aussi intelligent que poétique.
Nous avons là un bijou d’animation française, drôle et mélancolique, qui aborde la folie avec une originalité rare. Le thème du rapport au corps et à la conscience de soi invitera Clapin, plus de 10 ans après, à réaliser un autre film d’animation, cette fois en long métrage, qui lui rapportera beaucoup de succès : J’ai perdu mon corps.

A Country Doctor (2007) – Kōji Yamamura : Kafka en court métrage animé et halluciné
En adaptant la nouvelle Le Médecin de campagne, Yamamura compose un court métrage d’animation organique, mouvant, presque liquide, où les transformations de l’image accompagnent celles du sens. Le style graphique est volontairement déformé, comme un cauchemar fluide. Le court capte à merveille l’absurde, l’impuissance et l’angoisse existentielle propres à Kafka. C’est inconfortable, fascinant, déroutant, et ça pousse le médium de l’animation dans ses retranchements poétiques.
Transposition vertigineuse de Kafka en animation, à la fois fidèle à l’esprit de l’auteur et d’une inventivité folle, A Country Doctor est un petit bijou à ne manquer sous aucun prétexte. Pour aller plus loin dans l’univers dérangeant de Kafka, on vous propose de vous tourner vers Le Procès d’Orson Welles, un chef d’œuvre du genre, en long métrage cette fois-ci.

Ces cinq courts métrages montrent à quel point le format court peut être une bombe émotionnelle, esthétique ou intellectuelle. Ils prouvent aussi que l’animation, loin d’être réservée aux enfants, est un territoire de création totale, capable d’explorer la mémoire, le rêve, la folie ou la peur avec une liberté totale.
Qu’ils durent 6, 15 ou 20 minutes, chacun de ces films laisse une trace durable. Alors si vous n’avez pas le temps pour un long ce soir, prenez 10 minutes pour un court métrage choc. Croyez moi, on n’en ressort pas indemne.
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