Il avait tout pour être l’un des grands jeux de l’année 2003, mais le désastre l’emportera. Considéré comme un ratage total malgré ses capacités, Tomb Raider L’Ange des Ténèbres est régulièrement perçu comme l’aberration de la franchise. Le jeu a tué son studio, tout comme il a failli détruire le personnage de Lara Croft. Retour sur l’un des plus grands échecs vidéoludiques.
Après avoir frôlé la mort en Egypte, Lara Croft se rend à Paris, la ville la plus lugubre de France (dans le jeu !), pour retrouver son mentor Werner Von Croy qui implore son aide. Sombrant dans la paranoïa et effrayé d’être la prochaine victime du Monstrum, un tueur en série hautement recherché, il supplie l’aventurière de retrouver des peintures pour un dangereux client. La dispute dégénère et des coups de feu retentissent. Lara ne se souvient de rien, mais elle a du sang sur les mains. Elle n’a désormais plus le choix, elle doit accomplir la requête de Von Croy pour retrouver son meurtrier et être innocentée. C’est le début d’une colossale intrigue à base de tueur en série, de mafia, d’alchimiste, de Nephilims et de sociétés secrètes. Le premier objectif sera alors de fuir les chiens de chasse de la police…
Nota Bene : Comme souvent décrié par les internautes, la version française retire toute ambiguïté de cette scène en modifiant les répliques de Von Croy. Dès le début du jeu, on comprend donc qu’une troisième personne s’est infiltrée dans l’appartement.
Jamais la franchise Tomb Raider n’aura été aussi loin dans la noirceur, prenant l’énorme risque de saccager son héritage pour proposer l’aventure la plus gothique de Lara. La licence développée par Core Design nécessitait du renouveau et les grandes ambitions prévoyaient d’emmener le projet très loin. Néanmoins, les ambitions étaient trop hautes et L’Ange des Ténèbres a simplement détruit l’identité et la splendeur d’une saga connue du jeu vidéo.
Retour sur un développement plein de promesses
Initialement nommé Tomb Raider Next Gen, l’Ange des Ténèbres voit son développement débuter au début des années 2000. Pour que l’éditeur Eidos puisse satisfaire les fans avec un cinquième volet en attendant ce titre très audacieux, les artistes de Core Design se séparent en deux équipes. La première travaille sur Tomb Raider Chronicles (Sur les traces de Lara Croft), un projet moyennement apprécié, mais dont l’éditeur de niveaux connaît aujourd’hui encore une certaine réputation. La deuxième démarre immédiatement sur le projet Next Gen, déterminé à montrer toutes les capacités de la Playstation 2.
Nota Bene : Le jeu est sorti sur PC, mais la version PS2 était considérée comme la principale.
Six mois plus tard, Murti Schofield, auteur de la saga littéraire The Shadow Histories, est sélectionné pour élaborer le scénario du jeu. Un choix judicieux, puisque ce dernier avait aidé sur le scénario d’un autre jeu de Core Design, Fighting Force 2 en 1999. Ensemble, ils se mettent d’accord pour que l’intrigue soit la plus réaliste et la plus sombre possible.
Le scénario fera voyager la célèbre héroïne de jeu vidéo dans les bas-fonds parisiens, mais aussi un château d’Allemagne et les lieux malfamés de la République Tchèque. Rien ne concorde avec les paysages de carte postale dont les fans se délectaient jusqu’à présent. Le développement avance et les idées fusent. Cependant, au fil du temps, bon nombre de ces idées n’arrivent pas à se concrétiser.
Le début des problèmes pour Tomb Raider 6
Selon Richard Morton, concepteur des niveaux du jeu, entretenu dans l’article Making of Tomb Raider : The Angel of Darkness du média Edge, ils n’ont cessé d’imaginer de nouvelles possibilités. L’équipe souhaite donc intégrer de la furtivité, des éléments de RPG et des dialogues à choix multiples. Core Design regarde ce qui se fait de meilleur dans les autres productions et reprend les distinctions de Metal Gear Solid ou Shenmue par exemple.
Toutefois, un premier problème se fait ressentir. Tout au long de la période de développement, l’éditeur Eidos vante les mérites des nombreuses alternatives de gameplay que proposera son Tomb Raider l’Ange des Ténèbres. La presse est impatiente et les fans salivent déjà. Sauf qu’en studio, les développeurs perdent le fil. De plus, ils doivent se limiter aux performances de la console de Sony et à ses problèmes techniques.
Le matériel PS2 s’avérait encore difficile à optimiser et à en tirer les meilleurs résultats. Nous concevions et construisions des niveaux et des personnages sans réelle restriction sur les budgets de polygones ou les limites de mémoire. Des niveaux ont été réduits et des personnages ont été supprimés. (Richard Morton, concepteur des niveaux, pour le média Edge)
Tomb Raider L’Ange des Ténèbres, déjà condamné ?
En 2000 sort enfin Tomb Raider Chronicles. Son équipe de développement rejoint celle de L’Ange des Ténèbres et se rend compte de la catastrophe qui survient. L’autre groupe est complètement perdu dans la conception du projet. Personne ne sait réellement ce qu’il doit faire. Eidos avait des ambitions finalement démesurées et presque hors d’atteinte. Le développement connaît beaucoup de retard.
En conséquence, le jeu a perdu son sens. C’était techniquement un cauchemar. Certaines images n’étaient mises en ligne qu’au cours des huit derniers mois de développement. Nous n’avons eu le contrôle total du personnage qu’un an avant la fin du jeu. Nous étions en développement depuis des lustres auparavant. (Richard Molton)
Pire encore, Paramount Pictures s’apprête à sortir un deuxième film Tomb Raider au cinéma. La sortie du long-métrage Le Berceau de la Vie avec Angelina Jolie en vedette est prévue pour 2003. L’éditeur décide alors que L’Ange des Ténèbres sortira dans la même période, afin de rentabiliser encore plus sur le succès du film. Mais ce sixième jeu est loin d’être prêt. Il n’a même jamais atteint le niveau espéré des développeurs. Commence alors une période d’anxiété avec des travailleurs démoralisés, effrayés à l’idée que le jeu pourrait leur coûter leurs emplois.
Des exemples d’éléments supprimés au détriment de la logique
Core Design se résout à contrecœur à supprimer le plus d’éléments possibles du jeu afin de l’achever dans un court délai. Quelques exemples qui détériorent l’expérience initiale :
- Toutes les zones de l’Allemagne et de la Turquie sont supprimées. L’histoire se déroulera uniquement en France et en République Tchèque. Les niveaux seront utilisés pour la suite The Lost Dominion qui n’existera jamais…
- Le système d’infiltration du jeu ne sert que dans un seul passage du jeu. Le joueur peut terminer le jeu sans savoir que l’infiltration était possible.
- Le système de dialogues à choix variés n’apporte plus d’intérêt à l’intrigue, à l’exception d’une scène avec un mafieux dont la mise en scène est bâclée…
- Les deux pistolets fétiches de Lara ne sont plus au programme.
- Toute référence à un téléphone portable ou à un GPS n’existe plus.
- Le nouveau personnage jouable, Kurtis Trent, ne conserve que deux niveaux pour lui et son évolution scénaristique passe à la trappe. Ses pouvoirs ne sont plus utilisables en dehors des cinématiques.
- De nombreux trous dans l’intrigue. Beaucoup trop de trous. La majorité des questions restent sans réponse. Le twist final en perd tout son impact sans explication. Notons aussi le dernier arc du jeu qui est très différent, puisqu’il devait se dérouler en Cappadoce.
Ce dernier point est probablement le plus important. Tomb Raider l’Ange des Ténèbres ne parvient plus à créer de transitions entre chaque zone, abandonnant toute explication de son histoire terriblement complexe. Le passé de Kurtis Trent ne tient désormais que sur une ligne de dialogue, Lara change de tenue sans raison apparente et certains personnages connaissent l’héroïne… sans jamais l’avoir rencontrée durant la progression.
Encore plus grave, les fans voulaient une explication sur la résurrection de l’aventurière après son sort incertain dans le quatrième épisode. Il n’en résulte que des théories et des spéculations grâce à des scènes coupées du jeu.
Nota Bene : De nos souvenirs, le didacticiel n’avait pas non plus été épargné par des éléments supprimés. Deux mouvements du jeu, indispensables pour le terminer, n’étaient nullement mentionnés. Ainsi, les joueurs devaient comprendre d’eux-mêmes que Lara peut ramper au sol et faire des petits sauts plus précis en appuyant sur L1. Encore un gros point noir pour le jeu…
La fin de Core Design !
Pourtant marqué de séquences saisissantes, L’Ange des Ténèbres possède dorénavant une intrigue bourrée d’incohérences et dénuée de logique. Car le jeu sort dans une version totalement inachevée.
Lors de sa sortie, le jeu de Core Design reçoit de très mauvaises critiques. Injouable, bourré de bugs, des animations rigides, et narrativement loufoque (malgré un récit passionnant), la pilleuse de tombes creuse la sienne… Bien que le jeu atteigne plus de 2 millions d’exemplaires vendues, seule une minorité de fans porte ce projet dans son cœur, imaginant toujours le grand hit qu’il aurait pu devenir. Eidos destitue le studio des droits de la licence pour les attribuer à Crystal Dynamics.
Les développeurs de Legacy of Kain parviendront à faire renaître l’aventurière avec le court, efficace mais aseptisé Tomb Raider Legend. De l’autre côté, le directeur de Core Design démissionne et le studio ferme définitivement après la création d’un dernier jeu. La production cinématographique Paramount ira jusqu’à les accuser d’être responsable de l’échec financier de leur film… simplement mauvais !
Un titre culte malgré tout ?
En fin de compte, à qui la faute ? L’éditeur ou les développeurs ? Tomb Raider l’Ange des Ténèbres reste l’œuvre la plus scandaleuse de la licence. Malgré tout, il reste un classique à part entière et un parfait exemple de projet marqué par la sueur et les larmes. Car aussi traître soit-il, ce sixième volet possède des qualités expérimentales, courageuses et audacieuses que très peu de jeux vidéo pouvaient proposer.
Mélanger les genres de l’horreur, du thriller dans un jeu d’aventure, mais aussi proposer une telle aura de mystère et une atmosphère pesante n’étaient pas monnaie courante et rendaient le résultat unique. De nombreux jeux vidéo utilisent aujourd’hui des éléments de RPG et une jauge d’endurance, ce que ce sixième volet avait aussi essayé. Mentionnons aussi la composition musicale de Peter Connelly qui reste la plus envoûtante et la plus brillante de toute la licence ! Et que dire du chapitre de la Galerie des Saisons ? Un temple composé de quatre épreuves qui restent parmi les meilleures du genre.
Il viendra un jour où une équipe réussira à proposer le véritable Tomb Raider L’Ange des Ténèbres sous la forme d’un remake. Core Design voulait sublimer sa création, mais les ambitions étaient bien trop importantes. Le titre a bien besoin d’une seconde chance. Lara Croft a évolué, mais le travail des développeurs reste culte. On se souviendra, entre autres, des trois premiers épisodes, véritable voyage nostalgique vers l’aventure. Sur ce propos, nous sommes très impatients de découvrir Tomb Raider I-III Remastered. Core Design restera le précurseur d’une légende !
Bande-annonce Tomb Raider I-III Remastered
Sources :
- Edge – The Making of Tomb Raider : Angel of Darkness