Ce mardi 6 décembre, l’ONG Solidarités International organisait son premier talk humanitaire à Paris, dans les locaux de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Le thème de la soirée était plus que d’actualité : « Crise alimentaire : va-t-on apprendre de nos erreurs ? ». Un talk humanitaire riche, instructif et inspirant.
Antoine Peigney, président de Solidarités International, commence par un chiffre. Dans le monde, 828 millions de personnes sont en situation d’insécurité alimentaire. Il explique un peu plus tard ce que cela signifie. Etre en sécurité alimentaire, c’est manger suffisamment et sainement.
Le talk humanitaire se partage en deux temps. D’abord, trois spécialistes des questions alimentaires débattent, ou plutôt échangent, au micro de Boris Martin, éditeur et rédacteur en chef de la revue Alternatives Humanitaires. Issus à la fois du monde politique et du monde de la recherche, ces chercheurs ne sont autres que :
- David Laborde : économiste directeur de recherche au sein de la division Marchés, commerce et institutions de l’International Food Policy Research Institute (IFPRI) de Washington ;
- Sandrine Dury : directrice régionale Méditerranée, Moyen-Orient et pays des Balkans pour le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) ;
- Pierre Jacquemot : ancien ambassadeur de France au Kenya, au Ghana et en république démocratique du Congo, ancien directeur du développement au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et ancien chef de mission de coopération au Burkina Faso et au Cameroun.
Un talk humanitaire pour comprendre la crise alimentaire
La discussion se veut pédagogique : « On va organiser la soirée en deux rounds », propose alors Boris Martin, avec un accent anglais à couper au couteau. Les spécialistes doivent d’abord exposer les problèmes soulevés par la crise alimentaire.
Comment expliquer que tant de personnes soient en situation d’insécurité alimentaire ? Les intervenants esquissent leur diagnostic avec concision et précision. Ils ont tous un cheval de bataille. Pour l’énergique David Laborde :
On a une détérioration depuis 2015 qui vient de ce que l’on appelle les 3C : les Conflits locaux, au Yémen, en Ethiopie ou en Ukraine avec des conséquences régionales ou globales, les Chocs climatiques qui se multiplient et qui touchent des pays comme le Maroc, avec un impact local sur la production et la sécurité alimentaire, mais aussi les Etats-Unis et le Canada, qui a perdu 30% de sa production de blé à cause de la sécheresse. Et puis, on a les Crises économiques. Le dernier exemple en date, ce sont les conséquences économiques de la crise du Covid : ralentissement de l’activité économique. Des personnes ne peuvent pas travailler, elles perdent donc du revenu.
Quant à Sandrine Dury, elle martèle : « Cela fait plusieurs années que les experts constatent qu’on a une production mondiale de denrées alimentaires qui est largement suffisante pour nourrir dix milliards de personnes. Aujourd’hui, plus que jamais, la question alimentaire est donc une question d’accessibilité. » La sécurité alimentaire serait donc plutôt une question liée à la redistribution de la nourriture.
On a une production mondiale de denrées alimentaires qui est largement suffisante pour nourrir dix milliards de personnes. (Sandrine Dury, chercheuse au Cirad)
Pierre Jacquemot propose quant à lui de se focaliser sur l’Afrique : « L’économie rurale africaine a été le plus impactée du fait des mesures liées à la pandémie. La productivité de l’agriculture africaine est très faible. »
L’ancien ambassadeur a un cheval de bataille : les femmes africaines. « A l’intérieur de cette économie africaine, les femmes ont été le plus impactées, c’est absolument fondamental. Au sein du ménage et de la communauté, les femmes sont en prise directe avec les questions alimentaires. Ce sont elles qui apportent des solutions en faisant par exemple du maraîchage ou de la commercialisation. »
Un talk humanitaire pour faire des liens
Mais tous les spécialistes insistent sur les corrélations entre crise économique, crise climatique, conflits et crise alimentaire. David Laborde parle d’une « combinaison de chocs qui amènent à la détérioration de la sécurité alimentaire. »
« Aujourd’hui, il y a une interconnexion, abonde alors Sandrine Dury, des ménages, y compris en milieu rural, aux marchés internationaux. Quand il y a une crise sur les marchés internationaux, ça impacte réellement la consommation alimentaire des ménages. » Pour étayer son propos, elle donne un exemple concret. « L’année dernière, avant la guerre en Ukraine, j’étais au Cameroun. On a un cumul de crises, car c’est la guerre. La guerre est l’une des premières causes d’insécurité alimentaire. »
Pierre Jacquemot adhère et dégaine un nouvel exemple concret. La guerre en Ukraine a entraîné, entre autres, une augmentation du prix des engrais. Or, « la guerre en Ukraine s’est déclenchée à un moment où, dans beaucoup de pays, on allait semer. Les engrais ont manqué avec en plus un déficit pluviométrique dans beaucoup de régions », explique l’ancien ambassadeur.
Quelles solutions ?
Vient ensuite le temps des solutions. « On ne va pas se gêner pour passer tout de suite aux solutions », introduit Boris Martin. C’est donc reparti pour un deuxième round sur les leviers disponibles pour remédier à l’insécurité alimentaire. Les intervenants comptent bien s’appuyer sur du concret.
Les trois spécialistes sont unanimes : il faut renforcer la coopération et la coordination entre les ONG, les Etats et les organisations internationales et inviter les agriculteurs à la table des discussions sur la sécurité alimentaire. « Cela ne veut pas dire qu’il faut écouter et faire ce que les agriculteurs vont dire », précise David Laborde. Une position que partage Sandrine Dury : « Au Cirad, on tient compte des savoirs locaux, qui ont beaucoup de valeur. On essaie de les mixer avec des savoirs plus scientifiques pour trouver des solutions. »
« On a assez pour nourrir huit milliards de personnes », insiste à nouveau Sandrine Dury. La chercheuse se concentre alors sur la crise du blé. La guerre en Ukraine a en effet eu pour conséquence une hausse considérable du prix du blé. Les pays d’Afrique centrale ont été les premiers affectés. « Il y a des politiques de relance de cultures vivrières, le Cirad accompagne beaucoup cela. On a beaucoup de collègues qui travaillent sur les filières locales de production de lait, de manioc, de macabo, de sorgo. On travaille sur des productions plus agroécologiques, qui dépendent moins des engrais à base de gaz », explique la chercheuse. L’un des piliers de l’agroécologie consiste à associer producteurs locaux et acteurs nationaux, voire internationaux.
Pierre Jacquemot approuve : il faut mettre en valeur, commercialiser les produits issus des cultures locales, comme le riz long. « Les actrices principales du changement sont les femmes africaines, ajoute l’ancien ambassadeur, ce sont souvent elles qui supportent les crises qu’on a évoquées. On observe qu’elles sont déjà à l’origine de nombreuses transformations. Tout le travail des ONG consiste à rendre durables ces transformations. […] Les femmes africaines sont notamment très actives dans la gestion de l’électrification des exploitations rurales. » Les femmes sont pourtant soumises à de nombreuses contraintes. En Afrique par exemple, Pierre Jacquemot souligne qu’elles n’héritent pas des terres.
Les femmes africaines sont notamment très actives dans la gestion de l’électrification des exploitations rurales. (Pierre Jacquemot, ancien ambassadeur de France dans plusieurs pays africains)
Un talk humanitaire sévère à l’égard des politiques et des spéculateurs financiers
Les acteurs internationaux doivent cependant trouver des solutions. « Sur les solutions économiques pour les pays très dépendants du blé comme les pays du Maghreb ou les pays du pourtour méditerranéen, les banques internationales de développement (Banque mondiale, FMI, Banque africaine de développement) doivent financer les importations », tient à préciser Sandrine Dury.
David Laborde tacle sévèrement les politiques qui ne tiennent pas assez compte des réalités du terrain. « Si vous regardez la dernière COP, chaque président veut annoncer quelque chose parce que c’est populaire, parce que c’est sexy. Ce n’est pas comme ça qu’on va régler les problèmes. »
L’assemblée écoute religieusement le talk humanitaire. Ça tape fort sur les claviers. On en apprend un peu plus sur le public au cours de la session de questions. Beaucoup d’étudiants de l’IRIS bien sûr, mais également des membres d’autres ONG comme Food Watch ou Médecins sans frontières. Et si les intervenants sont plutôt nuancés dans leurs propos, les spectateurs se montrent quant à eux plus offensifs. Beaucoup mettent en cause les spéculateurs. « C’est plus compliqué que ça », nuance David Laborde. Mais le temps file et il faut avancer.
« Si vous regardez la dernière COP, chaque président veut annoncer quelque chose parce que c’est populaire, parce que c’est sexy. » (David Laborde, directeur de recherche à l’IFRPI)
Mais alors, que faire ?
Les trois intervenants abordent tous, à un moment ou à un autre, la nécessité d’une éducation nutritionnelle de qualité… Une idée développée au cours de la deuxième partie de la soirée.
Dans un second temps du talk humanitaire, Boris Martin a ensuite reçu deux autres intervenants qui promeuvent un autre rapport à l’agriculture et à l’alimentation :
- Edouard Bergeon : journaliste et réalisateur, il est notamment à l’origine du film Au nom de la terre (2019) qui retrace l’histoire de son père, paysan. Il a lancé cette année la chaîne de télévision en ligne Aunomdelaterre.tv, consacrée au monde agricole et à l’écologie ;
- Guillaume Canet : acteur, réalisateur, scénariste et producteur, il joue le rôle principal dans le film Au nom de la terre. Il s’engage en faveur d’une production agricole plus écologique, aux côtés d’associations comme Solidarité Paysans et Terre de liens.
Lorsque le réalisateur des Petits Mouchoirs monte sur l’estrade, une horde de téléphones se lève pour immortaliser le moment. Inévitable.
Une fois, « l’instant paparazzi » terminé, on visionne le nouveau documentaire d’Edouard Bergeon. Le réalisateur est parti au Mexique, dans la ville de Xochimilco, au sud de la capitale Mexico. Objectif du reportage : « mettre en valeur une technique d’agroécologie originale qui a vu le jour il y a plus de mille ans. »
Après le documentaire, place à la discussion. Quelles solutions concrètes pouvons-nous ainsi mettre en œuvre dans le cadre d’une agriculture durable et solidaire ? Bien avant de s’engager, les deux intervenants étaient déjà sensibles à la cause agricole. « J’ai grandi dans un milieu rural, mon père était éleveur de chevaux. Et puis, un jour, j’ai vu le documentaire Les Fils de la terre réalisé par Edouard Bergeon », raconte Guillaume Canet. Il raconte avec beaucoup de sincérité et d’humilité son émotion devant ce film qui narre la vie quotidienne du père d’Edouard Bergeon.
L’acteur confie ensuite avoir insisté pour jouer dans le film Au nom de la terre : « Tout au long du tournage, j’ai vécu quelque chose de très particulier. J’étais totalement mobilisé par ce film et j’étais très ému de porter les bottes du père d’Edouard ». Le tournage a en effet été déterminant dans l’engagement de Guillaume Canet en faveur de la cause agricole. Ce n’est pas un acteur célèbre que nous avons vu au cours de cette soirée, mais un homme très sensible à la précarité des paysans. « Je me suis rendu compte d’une situation que je ne connaissais pas. Tous les jours en France, un agriculteur se suicide et 200 fermes disparaissent par semaine », déclare-t-il gravement. La mobilisation l’a ainsi emmené à l’Elysée, à l’Assemblée nationale et au Parlement européen.
Tous les jours en France, un agriculteur se suicide et 200 fermes disparaissent par semaine. (Guillaume Canet)
Edouard Bergeon et Guillaume Canet sont formels : il faut réduire la taille des exploitations et « créer des masses d’agriculteurs », pour reprendre les termes de Guillaume Canet. Cela permettrait alors aux agriculteurs de reprendre le contrôle de leurs fermes. « La bonne nouvelle, c’est qu’il y a du monde dans les lycées agricoles. Et de plus en plus d’élèves ne sont pas issus de familles d’agriculteurs », se réjouit Edouard Bergeon.
La clef, c’est l’éducation
« Je suis fils et petit-fils d’agriculteurs, j’ai même eu mon bac pro agricole. On s’est rendu compte qu’une grande partie de la population française venait de la ruralité mais avait perdu ce lien à la terre », explique Edouard Bergeon. C’est ce qui l’a motivé à réaliser le reportage sur Xochimilco. « L’idée est de préserver la qualité la terre. C’est la clef d’une bonne santé », poursuit-il. Ce n’était pourtant pas gagné : « Mes parents m’ont poussé à travailler à l’école pour ne surtout pas devenir à l’agriculteur », confie Edouard Bergeon.
Pour transmettre ses idées, Edouard Bergeon a donc décidé de créer une école. L’objectif est d’enseigner des méthodes d’exploitation durable des sols. « On y tient beaucoup, avec Guillaume Canet. On se réapproprie les techniques des jardiniers maraîchers parisiens du XIXe siècle. En fait, on ne fait que réapprendre (…) J’appelle ça un retour en avant », détaille le réalisateur. « Je me rends compte à quel point l’éducation est importante pour les consommateurs. Nous sommes des consomm’acteurs. C’est nous qui pouvons faire changer les choses. Beaucoup d’agriculteurs ont des chaînes YouTube pour montrer comment ils travaillent d’ailleurs », ajoute Guillaume Canet.
Hors de question néanmoins de passer pour des charlatans ! « Je ne suis pas le représentant des bobos bio qui ne font que de l’agriculture de maraîchage », prévient Edouard Bergeon, un peu passif-agressif. « Je suis très heureux que ma notoriété serve au moins à quelque chose et pas qu’à me retrouver dans des journaux people à la con à poil en vacances« , conclut enfin Guillaume Canet, pince-sans-rire.