Figure incontestable de la Nouvelle Vague du cinéma français, Jean-Luc Godard est décédé le 13 septembre 2022 à l’âge de 91 ans. Il laisse derrière lui un grand nombre de chefs-d’œuvre.
« La photographie, c’est la vérité, et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde… », disait Jean-Luc Godard dans un entretien au journal Le Monde en 1976. Auteur et réalisateur d’un très grand nombre de courts-métrages et de longs-métrages, sa filmographie est un mélange d’œuvres cultes, d’expérimentations, d’incompréhension et d’histoires qui ont marqué le cinéma. A bout de souffle, Pierrot le Fou, Le Petit soldat, Alphaville et sans oublier Le Mépris sont désormais des objets de légende dans le cinéma français.
Après avoir écrit pour la Gazette du Cinéma, une jeune revue cinématographique en 1950, Jean-Luc Godard commence sa carrière en tant que critique pour Les Cahiers du Cinéma. Son premier article porte sur le film La Flamme qui s’éteint de Rudolph Maté. Ce n’est qu’en 1957 qu’il tournera son tout premier court-métrage : Tous les garçons s’appellent Patrick !, qu’il écrit au côté d’Eric Rohmer, réalisateur de Ma Nuit chez Maud.
Le court-métrage qui lui vaudra une certaine notoriété sort deux ans plus tard. Intitulé Charlotte et son Jules, ce film est un long monologue désespéré d’un homme devant sa petite amie, le tout avec de l’humour, avec Jean-Paul Belmondo et Anne Colette.
Histoire d’un succès
En 1960, sort son tout premier long-métrage, A bout de souffle. Lorsque Godard comprend le succès qu’engendre la Nouvelle Vague et la consécration des 400 Coups de son ami François Truffaut au Festival de Cannes, il décide de produire ce premier film. Il remporte l’Ours d’argent du meilleur réalisateur au Festival de Berlin. Dans A bout de souffle, on retrouve déjà cette passion du cinéaste pour expérimenter des choses que le cinéma n’a jamais vraiment osées. Improvisation, rupture du quatrième mur, faux raccords… Il tourne avec Jean-Paul Belmondo dans une œuvre qui veut détruire les codes classiques du cinéma.
Peu après, il se lance dans la réalisation du Petit Soldat, avec l’objectif de contrecarrer les arguments des critiques reprochant que le cinéma ne veut pas traiter de sujets d’actualité difficiles. Le Petit Soldat traite ainsi de la guerre d’Algérie. Toutefois, le film connaît une importante censure. Il ne sortira donc qu’en 1963. Sur la production du projet, il rencontre Anna Karina, actrice de talent, mais aussi son épouse jusqu’en 1964. Elle participe à plusieurs de ses projets cinématographiques, dont Une femme est une femme (malgré l’échec au box-office, Anna Karina remportera un prix de la meilleure actrice) et Pierrot le Fou.
Le Mépris
En 1963, il tourne le film le plus célèbre de sa carrière, Le Mépris. Brigitte Bardot y tient le rôle principal, celui de Camille. Ce film, sur le milieu du cinéma et le déchirement d’un couple, est bercé par la musique de Georges Delerue. L’écrivain Louis Aragon vante les qualités du film qui deviendra un classique dans la revue Les lettres françaises.
« Oui, j’aime le langage et c’est pour ça que j’aime Godard qui est tout langage. » (Qu’est-ce que l’Art, Jean-Luc Godard ? par Louis Aragon)
Dans un article de Jean-Louis Bory, intitulé Bodart et Gardot, le critique écrit à propos de Godard et de l’interprète de Camille :
« Le véritable Et Dieu… créa la femme, c’est Godard qui l’a tourné, et cela s’appelle Le Mépris. Le Mépris que nous voyons, c’est du pur Godard, et, je m’empresse de le dire, de l’excellent Godard. Le Mépris est le film de Bardot, parce qu’il est le film de la femme telle que Godard la conçoit et telle que Bardot l’incarne. Si le phénomène Bardot doit représenter plus tard quelque chose dans l’histoire du cinéma, au même titre que Garbo ou Dietrich, c’est dans Le Mépris qu’on le trouvera. Je ne sais dans quelles conditions le tournage a eu lieu ni si Bardot et Godard se sont bien entendus. Le résultat est là : il y a rarement eu entente aussi profonde (consciente ou non — consciente, je suppose, chez Godard) entre une actrice et son metteur en scène. »
Un cinéma plus politique que jamais
La censure de son film Une femme mariée en 1964, traitant des thèmes de la bourgeoisie et de la société de consommation, pousse Godard à un cinéma bien plus politique, allant parfois jusqu’à se lancer dans un art sociologique. Dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, il traitait de la sexualité et de la prostitution dans un mode de vie consommatoire. Par exemple, dans La Chinoise (1967), il traite du maoïsme et peint un portrait polémique de la bourgeoisie dans ses prochains films.
Un message politique s’ajoute désormais dans chacun de ses films. One + One (1968) se juxtapose avec l’enregistrement des Rolling Stones pour le clip Sympathy for the Devil, avec des images du mouvement des Black Panthers. Dans Je vous Salue, Sarajevo (1993), Godard reprend une photographie de Ron Haviv prise à le 31 mars 1992 et dénonce l’absurdité de la guerre en Bosnie.
Mai 1968
Son art cinématographique devient beaucoup plus expérimental dans ses courts-métrages. Il réalise ainsi des Cinétracts en Mai 1968 et des œuvres mêlant des montages de films existants, des collages et des photographies. Durant les manifestations de Mai 68, ses expérimentations mêlent slogans révolutionnaires et images des manifestations, ou détournements d’images publicitaires.
Notons que l’artiste part au Festival de Cannes 1968 avec d’autres cinéastes, dont son ami Truffaut, afin de l’interrompre. Ils pousseront les jurys à démissionner de leurs fonctions, dont Louis Malle et Roman Polanski. Le Festival prend fin après neuf jours de projections.
« Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan ! Vous êtes des cons ! »
L’affaire Langlois est aussi l’une des principales raisons de ce mouvement.
Chez Jean-Luc Godard, il semblait qu’une critique d’une politique de la représentation devait nécessairement s’accompagner d’une critique de la représentation par l’art. Dans un programme de télévision, Ici et ailleurs (1974), il traite des combattants palestiniens. Il profite de ce projet cinématographique pour rompre avec le maoïsme et critiquer les militants. « Pauvres idiots de révolutionnaires, millionnaires en images de révolutions. » Godard envisage alors avec ce film de « filmer la mort au travail. »
C’est l’impérialisme qui nous a appris à considérer les images en elle-même, qu’une image est réelle. Alors qu’une image, le simple bon sens montre qu’elle ne peut être qu’imaginaire, précisément parce que ce n’est qu’une image, un reflet. Par exemple tu te dis » je suis jolie ou j’ai l’air fatigué. Mais en disant cela qu’est-ce que tu fais ? Tu ne fais rien d’autre qu’établir un rapport entre plusieurs reflets, l’un ou tu avais l’air en forme et un autre où tu l’étais moins. Tu compares c’est-à-dire, tu fais un rapport et alors tu peux conclure, j’ai l’air fatigué. L’impérialisme, en cherchant à nous faire croire que les images du monde sont réelles alors qu’elles sont imaginaires, cherche à nous empêcher de faire ce qu’il faut faire : établir des rapports réels, politiques entre ces images. (Jean-Luc Godard, Journal du Fatah, 1970)
Le retour au cinéma et le début d’un grand projet
Selon la biographie d’Antoine de Baeque sur Jean-Luc Godard, François Truffaut et Jean-Luc Godard mettent fin à leur amitié. L’auteur de La Nuit Américaine lui reproche de n’avoir aucun intérêt pour personne, ne les aimant que par théorie. Les agissements politiques de Jean-Luc Godard transforment radicalement son cinéma.
Son retour dans les salles obscures ne se fera qu’avec Sauve qui peut (la vie), considéré comme une provocation au Festival de Cannes 1980. Après Jean-Paul Belmondo, Michel Piccoli ou Brigitte Bardot, Godard tourne avec Isabelle Huppert, Jacques Dutronc et Nathalie Baye. Il aura l’occasion de tourner avec Gérard Depardieu dans Hélas pour moi en 1993. Mais des tensions perdurent tout au long du tournage.
De 1988 à 1998, le cinéaste se lance dans un grand projet cinéphile qui lui ressemble : Histoire(s) du Cinéma. A la fois philosophique et esthétique, il joue avec les montages, les collages et les entretiens, expliquant sa série comme le fait que le cinéma est un moyen de penser. Dans un épisode, il est question d’une conversation entre Godard et le critique Serge Daney, filmée en 1988, sur la problématique d’une certaine idée de la mort du cinéma.
« J’ai fait une échographie de l’Histoire par le biais du cinéma. De par sa matière, qui est à la fois du temps, de la projection et du souvenir, le cinéma peut faire une échographie de l’Histoire en faisant sa propre échographie. Et donner une vague idée du temps et de l’histoire du temps. Puisque le cinéma, c’est du temps qui passe. Si on se servait des moyens du cinéma — qui est fait pour ça —, on obtiendrait un certain mode de pensée qui permettrait de voir les choses. » (entretien avec Godard aux Inrockuptibles, 1998)
Toutefois, la série d’essai filmique pose des petits problèmes de taille. La question des droits d’auteur ! Beaucoup d’extraits de films sont présents dans ses Histoire(s) du cinéma. Mais au cinéma, il n’existe pas de droit de citation, comme il en existe en littérature, ce qui rend la sortie du film très problématique. Finalement, il y aura un avant et un après Histoire(s) du cinéma pour le cinéaste.
Les derniers films
Continuant ses courts-métrages et ses thématiques chères, il réalise en 2004 Prières pour refusniks, une lettre filmée, adressée à des soldats israéliens jugés pour avoir refusé de combattre. Il réalise aussi, entre autres, Film Socialisme et Vrai Faux Passeport. Ce dernier est un long documentaire d’archives, mêlant images de cinéma et de télévision (commentant par ailleurs la question de la violence dans Reservoir Dogs de Quentin Tarantino qui lui voue pourtant une admiration extraordinaire…). Il porte un jugement « godarien » à propos de la façon de faire des films et superpose des réactions sur l’image : « VRAI » et « FAUX », « BONUS », « MALUS ».
Le cinéma de Jean-Luc Godard n’est plus qu’expérimental. Il semble même rejeter la possibilité de faire un film pour les salles obscures. Bien qu’Adieu au Langage, qui joue sur les limites de la 3D, remporte le Prix du Jury au Festival de Cannes 2014, les spectateurs se retrouvent divisés. Certains pensent que Godard n’a plus rien à raconter. Ses derniers films partent sur la même continuité. En 2018 sort Vent d’Ouest, un court-métrage mélangeant des images représentant Notre-Dame-des-Landes, sur lesquelles on peut voir l’évacuation des occupants de la Zad. Pour rappel, Zad signifie « Zone à défendre » et avait pour but d’empêcher le projet de création d’un aéroport.
Le livre d’images
En 2018, il présente son dernier film Le Livre d’images. Il remporte une Palme d’Or spéciale qu’il n’est pas venu récupérer. Sa dernière apparition est un appel vidéo sur smartphone. Il considère son dernier prix comme une véritable catastrophe.
J’ai écrit à Thierry Frémaux pour lui dire que c’était une catastrophe. (…) Parce que quand on donne le second prix à quelqu’un, on ne cherche pas à faire croire que c’est le premier. Je crois que ça l’a fâché. Et puis, je lui ai écrit à nouveau pour lui dire qu’il ne devait pas mal le prendre, car selon Rilke une catastrophe est la première strophe d’un poème d’amour. J’ai même fait un petit film là-dessus programmé au festival de Vienne. Nous en sommes restés là. Vous savez, à propos de Cannes, j’avais proposé, lorsque le film a été choisi en compétition, qu’il soit projeté en même temps à la Quinzaine des Réalisateurs, la Semaine de la critique et à l’Acid. Thierry n’a pas voulu. Mais bon, c’était gentil quand même de me donner cette Palme. Le film a été, semble-t-il, apprécié par certains membres du jury, particulièrement Cate Blanchett, je crois. C’était gentil, mais ce n’était pas nécessaire.
Tout cela semble aussi démontrer que Jean-Luc Godard n’avait finalement plus envie de respecter le schéma classique du cinéma : construction d’une fiction, récompenses et box-office… Il aura consacré toute sa vie à bouleverser le schéma cinématographique et jouer avec.
Jean-Luc Godard serait mort paisiblement selon ses proches. Il aurait eu recours au suicide assisté, légal en Suisse.
Provocateur, rebelle, radical, artiste et créateur, le cinéma de Jean-Luc Godard compte un grand nombre de controverses et de problématiques politiques. Il ne peut plaire à tout le monde. Toutefois, il reste un grand conteur, cinéphile invétéré. Il aura réussi à faire du cinéma une manière de penser, un nouveau langage. Il a fait du cinéma ce qu’il est : un art. Louis Aragon avait écrit dans son recueil Le Crève-coeur (et Godard l’a repris et cité) : « Quand il faudra fermer le livre, ce sera sans regretter rien… J’ai vu tant de gens si mal vivre. Et tant de gens mourir si bien. » Cette phrase pourrait sans doute bien définir la filmographie et la vie de l’emblème de la Nouvelle Vague…
«Quelle est votre plus grande ambition dans la vie ? Devenir immortel…et puis mourir»
Jean-Luc Godard a brûlé tous les codes du cinéma, faisant déferler sur le monde une vague d’audace, de liberté et d’irrévérence. Il nous laisse un « livre d’image » à l’empreinte inoubliable. pic.twitter.com/WSwzk2lP5F
— Rima Abdul Malak (@RimaAbdulMalak) September 13, 2022
Sources :
- Wikipédia – Jean-Luc Godard
- Fondazione Cineteca di Bologna – « Bodard et Gardot »: Bardot-la-femme et l’excellent Godard
- Wikipédia – Histoire(s) du cinéma
- Hors Champ – Autour d’Une Femme mariée
- Les inrocks – Jean-Luc Godard et les films politiques
- Ciné-club de Caen – Vrai faux passeport
- Louis Aragon, « Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ? », Les Lettres françaises, 9 septembre 1965
- Antoine de Baecque, Godard : Biographie, 2011
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