Le lundi 15 mars, le Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA de Bordeaux a invité Cultea à visiter l’exposition Memoria : récits d’une autre Histoire. Donnant la parole à 14 artistes femmes africaines ou afrodescendantes venant de 13 pays, cette exposition permet avant tout la naissance et la mise en avant d’un contre-récit, ouvrant la parole à des histoires personnelles et intimes.
En effet, assemblés les uns aux autres, ces témoignages pourtant si individuels renvoient à la notion de mémoire collective, à l’universalité des expériences issues de l’histoire africaine si riche et complexe. C’est la raison pour laquelle il a semblé ici crucial de parler, non pas de l’Afrique, mais bien des Afrique(s), définies par Amzat Boukari Yabara comme « le réservoir d’idées et le potentiel d’actions des communautés africaines et afro-diasporiques », et des mondes noirs, afin d’accentuer la dimension plurielle de ces histoires.
La visite de l’exposition Memoria prend la forme d’un réel parcours où l’art se déploie à travers la peinture, la photographie, la performance, ou encore la vidéo et le textile. Provenant toutes de pays différents d’Afrique ou d’ailleurs, les œuvres des artistes sont ici rassemblées. Elles répondent à une exigence commune : celle de dévoiler, d’évincer le non-dit et de s’engager par la prise de parole et le témoignage puissant. Ces œuvres remettent en question notre conception des événements passés, de ce qui nous a été inculqué et imposé comme vérité implacable. Elles nous bousculent dans nos croyances, afin de nous informer quant à des pans de l’Histoire bien trop souvent niés. Elles nous donnent la possibilité d’écouter des récits impactants et d’ouvrir nos consciences, de comprendre les rouages de ce qui s’est joué et se joue encore sur le continent africain.
Aujourd’hui, Cultea vous propose une petite visite de l’exposition Memoria : récits d’une autre Histoire à ses côtés.
Le contre-récit comme nécessité
Comme nous l’avons évoqué plus en amont, l’exposition Memoria : récits d’une autre histoire sous-tend la notion centrale de contre-récit. Mais de quoi s’agit-il en somme ? Selon Josèfa Ntjam, jeune artiste française qui travaille sur la transmission de l’Histoire par la création de nouvelles narrations, il s’agit là d’une réelle quête, une recherche des « mots et histoires d’une dissidence qui ne fait que commencer ». Elle n’hésite pas à nous rappeler que :
« Les histoires non linéaires viennent rappeler aux récits dominants que l’Histoire a bien trop souvent été écrite par ceux qui se considèrent aujourd’hui comme vainqueurs. […] Puisque l’Histoire ne veut toujours pas raconter les luttes des temps passés et à venir, ce sera par la polyphonie de nos voix que nous clamerons les nouveaux noms de nos héros et héroïnes. »
Voilà des mots qui traduisent sans ambage les motivations de ces artistes et l’avènement d’une telle exposition.
Premier chapitre : « De l’intime à l’universel »
Le parcours de l’exposition Memoria prend la forme de trois chapitres bien distincts. Le premier s’intitule « De l’intime à l’universel ». Ce chapitre témoigne du fait que, même si les artistes ont vécu des expériences bien singulières et ont des souvenirs personnels, tout converge en une mémoire collective. Lorsque la visite commence, la première œuvre qu’il nous est permis d’admirer est Sophie, un avatar de Mary Sibande, autrice de cette création.
Nous offrant un pan de son histoire en Afrique du Sud, elle tisse, à partir d’une énorme pelote de laine, l’histoire de sa famille, comme nous pouvons le voir sur la photo ci-dessous. La lettre « S » représentée au centre du tableau s’apparente évidemment au nom de famille de l’artiste. Cependant, à y voir de plus près, la typologie choisie ne vous-est-elle pas un peu familière ? En effet, le « S » de Superman, ou plutôt ici de Superwoman, révélant une femme forte et minutieuse.
En continuant notre chemin, ce sont les œuvres de Georgina Maxim qui nous fascinent. Invitant le textile au sein de ses « œuvres-mémoire », elle témoigne du lien ténu existant entre les individus et leur mémoire.
Tuli Mekondjo nous invite quant à elle au cœur de la nature namibienne. Nous entrons ainsi dans un univers végétal prenant, y découvrant ça-et-là, à travers des peintures oniriques, les beautés de son pays.
Le textile refait son apparition à travers les réalisations d’Enam Gbewonyo, montrées en France pour la première fois. Il s’agit là de créations qui, par leur originalité, nous perturbent et nous bousculent à des endroits où nous n’aurions pas pensé l’être. De créations qui font naître des questionnements profonds et permettent l’expérience de la transposition. En utilisant comme support les nylons de couleur chair, vêtement pour le moins intime, elle critique cette absence de collants de couleur noire. De même, si collants noirs il y a, il n’en reste pas moins que la nuance de coloris n’existe pas. En utilisant cet accessoire banal de notre garde-robe, Enam Gbewonyo nous offre un prisme de conscientisation puissant. Elle matérialise ainsi un réel problème : celui de l’invisibilisation des femmes racisées.
Myriam Mihindou use du collant également en une performance intitulée La Robe envolée, filmée en plan fixe. Elle témoigne de son récit par le véhicule le plus intime qu’elle puisse avoir : son corps.
La première partie de l’exposition se clôt en Algérie. C’est Dalila Dalléas Bouzar qui nous touche en profondeur par sa série de douze portraits de femmes kabyles qui ont souffert sans commune mesure lors de la guerre d’indépendance.
Et la notion d’afro-féminisme dans tout ça ?
Pourrait-on parler ici d’afro-féminisme ? Et après tout, quels en sont les contours ? Elsa Rakoto, artiste visuelle s’exprime sur les difficultés à s’inscrire dans la culture occidentale en tant que femme racisée. Pour elle, l’afro-féminisme désigne :
« Un mouvement politique et culturel hybride fait par et pour les femmes africaines et afro-descendantes en diasporas […] L’afroféminisme enseigne au monde la sororité politique, la flamboyance « afrofem » et le panafricanisme. Nos revendications portent une lecture anti-patriarcale, intersectionnelle et anticapitaliste d’un système que nous combattons. »
Deuxième chapitre : « Quand la mémoire fait œuvre politique »
Après s’être plongés au plus secret de la mémoire de ces femmes, nous entrons dans le deuxième chapitre de Memoria, qui met en exergue l’importance de la dénonciation et donc de la politisation de l’Histoire des diasporas africaines.
Lorsque l’artiste s’exprime et s’insurge contre ce qui le révulse, il émet une critique. Il a donc un écho plus ou moins important. S’il se fait le fidèle témoin de son temps, l’artiste femme se fait ici témoin de son passé et demande réparation. Nous découvrons ainsi la série de photographies prenantes d’Otobong Nkanga. Issue d’une performance, cette série met en lumière les artefacts aux fonctions oubliées entreposés dans les réserves des musées. Ces objets, dont seule la provenance est indiquée sur l’étiquette, viennent questionner la mémoire, le savoir et la transmission. Une second œuvre de l’artiste, There’s Only So Much A Neck Can Carry, rappelle l’exploitation toujours actuelle des humains, des ressources et des biens.
La photographie ci-dessous est une œuvre de l’artiste Ndidi Dike, qui travaille sur la mémoire de l’esclavage et offre un parallèle avec l’exil volontaire des populations africaines aujourd’hui vers l’Europe, vers ce qu’elles pensent être une vie meilleure. Ici, le propos est à dimension multiple : la mémoire de l’esclavage, la migration volontaire (souvent une population jeune et masculine), la dernière étape avant le voyage (le dernier « miles » pour les esclaves avant d’embarquer sur les navires négriers, les marchés pour acheter des affaires pour les migrants) et les complexités bureaucratiques auxquelles sont confrontés les migrants en arrivant en Europe.
Ndidi Dike, vivant au Nigéria, révèle également cette problématique par le biais du multimédia. Elle interroge nos fonctionnements de pensées et nos interactions sociales et géopolitiques actuelles.
Toujours dans le domaine du multimédia, Bouchra Khalili, née au Maroc et vivant maintenant en Allemagne, a créé une série de vidéos prenant le titre The Speeches Series, permettant les témoignages d’individus jusqu’alors oubliés.
Gosette Lubondo fait du devoir de mémoire le nerf de la guerre de la critique du colonialisme. La série Imaginary Trip II met au jour un passé, celui de la République démocratique du Congo, qui, parce qu’encore trop peu révélé, dérange et percute.
Troisième chapitre : « Fabulations, fiction et œuvres imaginaires »
C’est avec ces images dures, poignantes et criantes d’une vérité bien souvent tue que nous entrons dans le troisième et dernier chapitre de l’exposition Memoria. Ce chapitre met le primat sur le futur, un futur glorieux et créatif en dépit du passé. On se tourne alors maintenant vers la nouveauté, l’avènement d’une autre Histoire. Grâce à Josèfa Ntjam et ses récits futuristes, notre imaginaire se veut profondément stimulé. Photomontages ou encore installations plastiques, la critique se fait le prélude à la création exacerbée, l’ouverture au champ des possibles.
Place au rêve avec les réalisations de Na CHainkua Reindorf ! Parées de perles, de fils, de tissus, ses sculptures interpellent par leur beauté et les émotions qu’elles transmettent. La notion de fantasme se retrouve également au sein du projet de Selly Raby Kane. L’artiste crée un film dans lequel une capitale africaine brillerait par sa prestance et serait adorée.
Notre parcours de l’exposition Memoria se termine sur la découverte d’un paysage mythologique et coloré très novateur. En effet, Wangechi Mutu laisse libre cours à ses projections mentales lorsqu’elle peint, si bien qu’elle se fait la matrice d’un nouveau monde, un monde mettant en valeur le corps féminin comme vecteur de pluralité, celle des langues, des visions, des couleurs, des cultures.
Nous espérons que cette visite de l’exposition Memoria, récits d’une autre histoire au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA de Bordeaux vous a plu et a su vous apporter des réponses à vos questions, vous enrichir. Nous les remercions chaleureusement pour leur accueil ! L’exposition sera disponible jusqu’au 20 novembre 2021. N’hésitez pas à y aller, elle vaut réellement le détour ! Nous terminerons par ces quelques mots de Maboula Soumahoro, d’origine ivoirienne : « Je suis une femme. Je suis noire. Je suis une femme noire perçue comme telle dans l’espace public du fait de l’apparence de mon corps. Ces deux identités de genre et de race, sont inséparables ».
- Artistes : Mary Sibande, Enam Gbewonyo, Otobong Nkanga, Tuli Mekondjo, Georgina Maxim, Selly Raby Kane, Bouchra Khalili, Na Chainkua Reindorf, Myriam Mihindou, Wangechi Mutu, Gosette Lubondo, Dalila Dalléas Bouzar, Josèfa Ntjam et Ndidi Dike
- Commissaires : Nadine Hounkpatin & Céline Seror.
- Fondatrices de l’agence artness
- Dans le cadre du Focus Femmes de la Saison Africa2020
- L’exposition s’accompagne de l’édition d’un catalogue aux Editions Actes Sud, paru le 3 février 2021.