« Les Raisins de la colère » (1939) : un récit toujours d’actualité [critique]

« Les Raisins de la colère » : un récit toujours d'actualité [critique]

L’écrivain John Steinbeck, prix Nobel de littérature en 1962, a consacré sa carrière dans une écriture engagée et sociale avec en point d’orgue une œuvre fondamentale sur les conséquences de la Grande Dépression dans les milieux agricoles. Retour sur un récit fondateur et dont l’actualité en fait toujours écho aujourd’hui.

Un récit de grande envergure

Sorti en 1939, soit deux ans après Des souris et des hommes, Les Raisins de la colère de John Steinbeck focalise son histoire autour de la famille Joad et son voyage à travers la Californie pour trouver un endroit où vivre et travailler convenablement dans un monde en plein bouleversement, à la suite du krach boursier de 1929. De prime abord, ce qui intéresse Steinbeck n’est pas de décrire ce changement majeur de ce début des années 30 à cause de l’effondrement des bourses, mais bien ce que vivent les populations les plus reculées du Nord de l’Amérique face à un domaine qui n’a plus besoin des petites mains pour se pérenniser.

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Ce qui frappe durant les premières pages du roman de 640 pages est le style d’écriture, qui est beaucoup plus abouti que celui de son précédent livre, Des souris et des hommes, qui possédait certes une histoire intéressante avec toujours ce prisme axé autour des gens composant l’Amérique profonde et souvent oubliée par les classes plus aisées, mais qui finissait par se renfermer dans une forme de classicisme. Cela en fait toutefois une bonne lecture, mais qui ne réussit malheureusement pas à marquer suffisamment les esprits si la découverte ne se fait pas durant l’enfance ou l’adolescence.

Ici, on ressent une recherche poussée à son paroxysme avec cette volonté de faire transparaître la vie de ces gens démunis qui n’arrivent pas à trouver leur place dans un pays qui ne veut plus d’eux. Cette démarche est d’autant plus aidée par l’expérience personnelle de Steinbeck qui les a côtoyés durant sa jeunesse et ce qui a fortement inspiré la création de cette œuvre.

On suit donc la famille Joad rejoint par l’un de leur fils Tom, récemment sorti de prison pour avoir purgé sa peine à la suite du meurtre d’un homme à coup de pelle durant un bal. Il cherche à trouver un nouvel endroit où travailler, car celui qui les accueillait jusqu’alors voit l’arrivée massive de machines agricoles pour amoindrir les coûts de production et augmenter la productivité des récoltes, tout en faisant basculer l’équilibre écologique des cultures.

Une œuvre intimiste qui nous questionne 

Ce qui saute aux yeux à la lecture de ses premiers chapitres est la modernité toujours pertinente de ce qui est raconté. En excluant le contexte des milieux agricoles et de ce monde moderne également et brillamment critiqué par Charlie Chaplin dans son film muet de 1936, ce genre de situation existe encore aujourd’hui. Combien de personnes sont en train de voir leur travail disparaître face à l’émergence de nouvelles technologies fournissant aux yeux des employeurs un résultat quasiment similaire et à moindre coût ?

Rien que dans le monde de la littérature, face à l’arrivée dans nos vies de l’Intelligence Artificielle, allons-nous nous retrouver dans un monde où la traduction d’un roman sera faite entièrement par ce nouvel outil, au détriment de l’approche personnelle d’un traducteur ? Que restera-t-il de l’œuvre d’un auteur une fois la traduction achevée ? Arriverons-nous à déceler la patte personnelle de l’auteur original sans celle du traducteur humain ?

Profitons-en pour saluer le travail fourni par le traducteur de ce présent roman, Charles Recoursé, qui réussit avec brio à délivrer la puissance et la détresse enfouie par un optimisme persistent malgré les obstacles rencontrés par la famille Joad tout le long de l’œuvre. Parce que ce qui caractérise Les Raisins de la colère est bien l’intimisme de cette famille qui n’arrive plus à trouver de foyer et de repos face à un monde en perpétuel changement et qui finit par emprunter les grands axes routiers des Etats-Unis en suivant instinctivement les conseils vagues d’inconnus rencontrés par hasard durant leur voyage et que l’on ne reverra plus.

Cette famille, qui doit être plus vue comme un seul et même personnage composé de différents traits singuliers plus ou moins marqués à l’image du fils Tom qui est le porteur de ce roman, est figé dans un présent funeste, qui perd peu à peu l’ancrage avec son passé et qui voit son avenir de plus en plus assombri par les épreuves qu’elle n’arrive pas à surmonter.

Cet avenir, symbolisé par le bébé à venir de Rose of Sharon et les enfants des parents Joad, est de plus en plus fragmenté au fur et à mesure de cette fuite en avant jusqu’au final glaçant qui renferme définitivement cette population délaissée dans son propre passé face à un avenir à l’espérance obscurcie.

Cette capture temporelle dessinée par Steinbeck ne cherche pas à mettre en place de réel commencement ni de réelle fin mais encapsule brillamment une période faite de doutes et de questionnement face à un monde qui veut avancer sans se préoccuper des gens qu’il abandonne sur le bas-côté.

En accouchant de cette œuvre souvent édifiée comme faisant partie des meilleurs romans de la langue anglaise du XXème siècle, Les Raisins de la colère de John Steinbeck arrive à nous plonger dans un milieu pétri de modernité mais qui oublie sur le chemin les classes qui ont permis cette ascension et qui furent effacées par l’Histoire.

N.B. : les illustrations utilisées dans l’article proviennent majoritairement du catalogue de Dorothea Lange, photographe connue pour son travail durant la Grande Dépression.

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