La Bohème du XIXème siècle s’installant sur la Butte, quel est le projet poétique de Jehan-Rictus, cet artiste du Chat Noir écrivant intégralement en argot ? Écrire pour survivre, le cœur d’une genèse… Celle de Jehan-Rictus.
Lorsque l’on explore Montmartre, place des Abbesses, nous apparaît le mur des « Je t’aime ». Un ridicule pan de carrelage bleu. Ridicule car indécent en ce lieu où s’encanaillaient artistes et danseuses de la Belle Époque. « Je t’aime ». Ces lettres, plaquées à la craie pour le plaisir béat des touristes, sont vides de sens quand on pense au square où elles logent. C’est le square Jehan-Rictus, son temple, sa thébaïde. Peu de gens se souviennent de lui, peu de professeurs peuvent dire l’avoir lu. Au tordant nom moyenâgeux, Jehan-Rictus est une énigme montmartroise, une entité appartenant profondément au Paris fin-de-siècle à l’esprit décadent.
Jehan-Rictus, un personnage poète qui « écrit avec son sang » (Nietzsche)
Être poète à l’ère des romanciers, c’est toute une stratégie ! Il est difficile pour la poésie de se réinventer à la fin du XIXème siècle, tant elle devient hermétique et s’enferme dans sa tour d’ivoire.
Depuis ses antiques débuts, la poésie rend précisément compte des changements politiques et sociaux d’une époque. Par sa verve et son imagination, le poète sait dévoiler par une langue ciselée ce que les autres ne peuvent percevoir, souvent engoncés dans les limbes du quotidien. Peu à peu, au XIXème siècle, l’argot et la langue populaire s’invitent dans les pages des plus grands maîtres. De Balzac à Zola, les « gonzes » et les « marlous » de « Ménilmuche » apparaissent. Est-ce le début d’une légitimation de la langue verte en littérature ?
Un poète, Jehan-Rictus, écrit entièrement en argot et dans la langue populaire. Grâce à son parcours littéraire, on peut jauger les apports de la langue verte dans l’art ainsi que les changements que l’utilisation de cette langue augure. À une époque qui déplore la mort du grand Hugo, la poésie se réinvente. Elle donne ainsi à voir de profondes modifications qui semblent être en rupture avec l’école classique.
Contextualisons l’époque qui a vu s’élever Jehan-Rictus
Le XIXème siècle naît avec l’ascension au pouvoir de Napoléon Bonaparte, archétype du « grand homme » selon les romantiques. Il meurt avec une Troisième République brouillée par la célèbre Affaire Dreyfus. Il voit le jour avec le romantisme, cette merveilleuse explosion d’imagination et de lyrisme, et s’éteint avec des poètes séparés dans différentes écoles, entre symbolisme et décadentisme. Entre ces deux mouvements, la société française est émaillée de très nombreux bouleversements politiques, artistiques et sociaux. L’artiste, considéré sous l’Empire comme un simple accessoire devant chanter la gloire des hauts dignitaires, retrouve ses racines antiques d’homme inspiré par les Muses, devant rendre compte des faits de société. Cette nouvelle société instable, déchirée entre les ultraroyalistes et les libéraux, se voit obligée de faire face à de nouvelles problématiques que la Révolution de 1789 n’aura su enrayer.
On constate en effet au XIXème siècle l’apparition d’une misère urbaine et ouvrière. La charité publique prend en charge en 1840 un tiers de la population. Le manque de biens extrême et le paupérisme colonisent les couches sociales les plus modestes. Avec le culte de l’individualisme et la fin des formes traditionnelles de solidarité, ces nouveaux pauvres ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Dans Les origines de la France contemporaine, Hippolyte Taine écrit : « le peuple ressemble à un homme qui marcherait dans un étang, ayant de l’eau jusqu’à la bouche ; à la moindre dépression du sol, […] il perd pied, enfonce et suffoque ». Telle est la condition de l’homme au XIXème siècle. Entre vague à l’âme romantique et nécessité d’ascension sociale, il doit survivre pour avoir une chance d’exprimer ce mal-être.
Ainsi, nous rencontrons Jehan-Rictus, de son vrai nom Gabriel Randon. Né à Boulogne-sur-Mer le 21 septembre 1867, Randon est un poète français qui a connu la célébrité au tournant du XXème siècle pour ses Soliloques du Pauvre (1896) et son Cœur Populaire (1914), qu’il venait réciter dans les cabarets parisiens montmartrois, dont le Chat Noir. Gabriel, puisqu’il exécrait le nom Randon de sa mère, représente bien, même de manière allégorique, l’esprit fin de siècle, cette Belle Époque qui n’était belle que pour ses innovations scientifiques et technologiques qui dans un sens ne profitaient pas aux plus modestes. Comme Jules Sandeau ou Maurice Rollinat, Jehan-Rictus (ce pseudonyme venant du vers « Je ris en pleurs », extrait du poème Ballade du Concours de Blois de Villon) n’a connu qu’une brève réussite, de quelques années. Mais il a pu se fondre dans les cercles littéraires naissant suite à la disparition de Hugo.
Si le romantisme l’emportait sur la majorité du siècle, dès les années 1870, les artistes et les poètes envisagent une vision renouvelée de l’art et de la poésie, à la fois en rupture et en continuité avec leurs prédécesseurs. Une réflexion sur le sens de l’histoire amène des critiques et des essayistes à percevoir cette époque comme une période de déclin. Le lyrisme et les élégies classiques ne dispensent plus du langage adéquat pour décrire une période aussi trouble que celle du XIXème siècle, où la France semble s’éloigner de la papauté et établit des lois de laïcisation avec la loi Ferry (1882). On rêve d’un ailleurs, d’un imaginaire, avec la tendance à la littérature coloniale, à l’orientalisme (comme le succès de Judith Gautier et de son Livre de Jade), ou bien on prend cette société de misère à bras-le-corps en embrassant sa langue.
Pourquoi parler de Jehan-Rictus aujourd’hui ?
Il semble contemporain, cet homme à la langue marbrée. Jehan-Rictus use de l’argot au siècle où l’on fomentait encore des procès (Les Fleurs du mal et Madame Bovary, Baudelaire perd, Flaubert l’emporte). Et c’est une provocation qui paie. Sans ces poètes flagorneurs, nul n’aurait entendu Fréhel, Brassens, Renaud, les slameurs et les rappeurs. Le langage de cour d’école et de banlieue donne à voir un nouvel imaginaire, que Jehan-Rictus et d’autres avant lui ont déjà pu explorer à leurs époques respectives, mais qui parle au plus grand nombre et qui exprime à sa manière des problématiques sociales qui nous rappellent celles du XIXème siècle.
Par ailleurs, le rappeur Virus (une des figures du rap français invitées au séminaire de l’École normale supérieure de Paris, La Plume et Le Bitume), amoureux des textes de Jehan-Rictus, adapte ses textes et les rappe dans un livre-disque intitulé Les Soliloques du Pauvre. Par conséquent, Jehan-Rictus évoque un imaginaire et une langue à une génération de jeunes ayant vécu des expériences similaires, comme la marginalité, la discrimination, la pauvreté et le rejet. Notre poète, aussi décédé soit-il, est profondément d’actualité en ce qu’il continue de produire un langage pertinent et entendu par le public qu’il espérait atteindre : celui de la rue.
Bien que Jehan-Rictus n’ait aucune instruction, il sait parler directement à un public qui lui ressemble. Il dénonce à son niveau une misère urbaine. Non pas pour créer seulement l’apitoiement du bon bourgeois, mais pour en faire une comédie humaine, une valse de personnages. Gabriel Randon, sans père ni mère, est un poète SDF. Ayant vécu dans la rue, il comprend les bas-fonds et son royaume, ses secrets. Il connait aussi sa langue verte, celle des prostituées, des enfants battus et des ouvriers. Ce thème du poète pauvre et éclairé est une réminiscence du spectre de Villon (maître à penser de Jehan-Rictus). Le poète, créature hypersensible au regard perçant, dépeint les bas-fonds d’un Paris halluciné.
La poésie de Jehan-Rictus, entre contestation sociale et pathos
Lire Jehan-Rictus aujourd’hui (ainsi que l’écouter puisque ses enregistrements sont disponibles sur Spotify), c’est admettre que nous vivons encore au XIXème siècle, comme le démontre Les Misérables de Ladj Li.
Au cours du XIXème, l’argot fait son apparition dans de nombreux textes, autant dans le roman que dans la poésie. Ce siècle est celui d’injustices sociales censées avoir disparu après la Révolution. Une sourde colère populaire alimente le monde des bas-fonds, ce Styx d’un nouveau genre où vivotent les plus malchanceux. Ce bouillonnement explose en un argot. Les poètes vont s’inspirer de ce langage populaire pour renouveler une poétique à bout de souffle, après la disparition de Hugo, le Père. Les bouleversements politiques et sociaux transparaissent dans les recueils.
Face à un monde de plus en plus absurde, l’imaginaire ouvre ses portes à de nouvelles formes poétiques. De là naissent le vers libre et l’écriture automatique. En réaction à une Europe au bord du gouffre, les poètes s’enferment dehors. La poésie se trouve sur le trottoir, comme tous ces personnages fantasques teintés de vrai. Le Pauvre des Soliloques n’est qu’une extension du malheureux qui se trouve en chacun de nous. La gamine de La Frousse est la résurgence d’un trauma d’enfance universel.
Les cabarets sont le théâtre d’expérimentations artistiques. La poésie, ne parvenant pas à se faire une place en société, vit alors dans la nuit et les bas-fonds. Cet imaginaire décuple l’inventivité des poètes, dont Jehan-Rictus. La langue verte en poésie est une nécessité, une manifestation de tout ce que le citoyen policé refoule. La fuite poétique vers les bas-fonds est la seule porte de sortie pour l’art. Les tableaux de Toulouse-Lautrec par exemple démontrent bien la puissance évocatrice des cabarets. En dépeignant la Goulue et d’autres danseuses dites de mauvaise vie, l’artiste réinvente des muses. Il redonne ainsi à l’art un second souffle.
L’écriture de Jehan-Rictus est une tentative unique à la fin-de-siècle de retranscrire une souffrance courant les rues. S’il reprend la formule des contes argotiques de ses prédécesseurs (Richepin et Bruant), il est en rupture avec ses contemporains en ce qu’il fait du Pauvre de Paris un personnage d’un réalisme détonant. Il ne s’agit pas de se régaler des aventures d’une bande de truands. Il s’agit plutôt d’errer la nuit avec le Pauvre. D’arpenter les rues avec lui, de partager son quotidien le temps d’un poème. Cela permet au lecteur de comprendre les origines des affres de la précarité. Ce voyage n’est pas une épopée, mais bien un cauchemar faisant de Paris une ville sombre et monstrueuse où la seule porte de sortie est le rêve.
Jehan-Rictus met en scène des personnages affaiblis par une société d’argent, oscillant entre espoir d’un monde meilleur et résignation. Ce basculement est très rapide. Lorsque tout est silencieux, à la seconde suivante, tout peut se terminer, comme l’arrivée du père dans la chambre des enfants (poème La Frousse dans Un Cœur Populaire), comme les fan-fan morts ne recevant de la part des adultes que des volées de gifles (poème La Farandole des p’tits fan-fan morts dans le même recueil). Cette temporalité oppressante achève d’offrir au lecteur un aperçu de la vie des bas-fonds parisiens, où la vie ne se résume pas à une haine de la société émergée et à de joyeuses aventures inventées par Bruant. Les personnages, comme Gabriel Randon, dans sa jeunesse, sont bien trop amaigris pour être en constante rébellion contre la société. Jehan-Rictus offre une nouvelle perspective des gueux, non pas épique, mais tragique.
La langue verte et les thèmes qui s’y recoupent sauvent paradoxalement la poésie, genre noble intouchable. Jehan-Rictus est certes en rupture avec les « argotiers » de l’époque, mais en continuité avec des topoï poétiques bien connus. Le Pauvre est un Wanderer arpentant Paris de son œil candide et transformant un monde de ferraille en un monde fantastique (poème Le Revenant dans les Soliloques du Pauvre). Jehan-Rictus adopte une posture de poète romantique, il soigne sa légende, se fait éternel orphelin. Il participe à marginaliser de plus en plus le poète. Celui-ci s’enferme dorénavant et regarde le monde de loin, de peur de souffrir de son hypersensibilité.
Que conserve-t-on de Jehan-Rictus ?
L’idée que Jehan-Rictus est un personnage à part entière s’emparant de tout esprit contestataire, d’où une incompréhension du mur des « Je t’aime » dans un square à son nom.
En somme, Jehan-Rictus est le pseudonyme d’un des milliers de Français exploités sur les pavés parisiens. Il ne se fait pas le porte-parole des marginaux, mais un simple observateur de son époque. Jehan-Rictus souhaite être en rupture avec l’argot et la poésie de son époque. Mais il se place également en continuité d’une volonté d’être le poète saltimbanque, doué mais incompris. Il inverse les codes et se veut polémique. Il se moque volontairement des plus grands auteurs du siècle. Jehan-Rictus marque ainsi un désaccord de plus en plus prononcé entre une bourgeoisie conservatrice et une classe de démunis impuissante.
Ces mouvements de catabase et d’anabase montrent les limites du pseudonymat. Le poète ne parvient pas à être considéré comme tel, car perçu comme un chansonnier devant divertir les foules. La posture du poète « argotier » à la fin du XIXème émet ainsi des limites à la volonté de dénonciation sociale par son matériau même, celui d’un langage réprouvé et incompris, semblable à la figure du poète. Pour autant, Jehan-Rictus et son projet poétique manifestent bien d’un renouveau poétique et social. Il se sert en effet de ses influences pour mieux dénoncer les dérives de la société. Il est le pélican de Musset, le vieux saltimbanque de Baudelaire, le Wanderer romantique. Jehan-Rictus est en continuité avec une tradition poétique. Inspirée par elle, il en brise les codes pour créer une nouvelle langue capable de retranscrire le désir de renouveau.
Finalement, cette époque inspire toujours autant les marginaux. Jehan-Rictus fait écho à plusieurs voix de la scène française contemporaine, chantant la misère sociale, qui continue de perdurer. Si Virus rappe les Soliloques, si Ladj Ly réinvente Les Misérables de Hugo avec un film du même nom pour mieux démontrer que la misère est la même entre le XIXème et le XXème siècle, c’est parce que le personnage contestataire de Jehan-Rictus, bien qu’il soit créé de toute pièce, est une entité contestataire englobant et représentant toute tentative de décrire une société injuste. Elle est l’esprit qui prévient une société vacillante, pouvant s’effondrer d’une minute à l’autre.
Par conséquent, l’étude de ce poète semble essentielle de nos jours afin de comprendre un phénomène culturel perdurant depuis Brassens. Qui sont ces slameurs, rappeurs, graffeurs, guitaristes du métro, ces Renaud, ces Kery James, ces Kassovitz ? S’ils ne sont pas des personnages, ces artistes sont-ils de francs héritiers de Jehan-Rictus, mythe libertaire ?
Ces paroles de Hubert dans le film La Haine (1995) pourraient être celles du pauvre parisien des Soliloques du Pauvre : « C’est l’histoire d’une société qui tombe et qui au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… Le problème ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage ».
A lire également : Les origines du Sacré Cœur sont particulièrement funestes…
Sources :
Une présentation qui fait plalsir à lire, pour sa perspective originale (à partir du « Mur des Je T’aime ») et surtout pour les écueils qu’elle évite (notamment la trop rapide réduction de Rictus à l’anarchie).
Quant à l’étude nécessaire de Rictus aujourd’hui… Je suis étudiant en Master de Recherche en Études Littéraires et je compose actuellement mon mémoire autour de son œuvre poétique. Peut-être que je pourrais vous l’envoyer une fois terminé (d’ici Juin)?
Salutations iodées
Bonjour !
Avec plaisir pour votre mémoire ! Merci pour votre gentil commentaire