Après les documentaires D’une seule voix, Enfants valises et Les Pépites, Xavier de Lauzanne nous livre son nouveau film, premier de la trilogie « La Vie après Daech » (9 jours à Raqqa). Nommé au festival de Cannes 2020, il est sorti le 8 septembre en salle.
C’est l’avant-première. Nous à 50 mètres de l’Arc de Triomphe, public enfoncé dans ces sièges en velours rouge. Leïla Mustapha, à plus de 4000 km d’ici, nous fait parvenir une lettre. Elle nous dit à quel point cela compte que nous soyons là, que nous voyions ça. Mais voir quoi ?
« Entre nous il y avait un monde, l’univers … et pour nous ? 9 jours ».
Le projet
Marine de Tilly, écrivaine et journaliste française a traversé l’Irak et la Syrie pour la rencontrer et écrire son histoire (La vie, la femme, la liberté). Leïla Mustapha, à 30 ans, est co-maire de Raqqa, ancienne capitale autoproclamée de Daech. Libérée par l’alliance arabo-kurde, la guerre laisse une ville en ruine, ravagée à 80 %, des esprits meurtris et de lourdes rancœurs. Reconstruire la ville, les cœurs, bâtir la paix et la démocratie, voilà la mission hors norme qui a inspiré le livre de De Tilly.
📚 Le #livre ‘LA FEMME LA VIE LA LIBERTE’ de Marine De Tilly est toujours disponible.
🎥 Le #film de #XavierdeLauzanne, qui raconte ce voyage à la rencontre de #LeilaMustapha, dont la mission hors norme est de reconstruire #Raqqa et d’y instaurer une démocratie, bientôt. Prêts ? pic.twitter.com/2XM2dNCDx0— Aloest Productions (@AloestProd) April 4, 2020
« 9 jours à Raqqa » nous montre les images poignantes de cette rencontre, le quotidien de cette femme et l’ampleur de la tâche qui lui reste à accomplir.
« Je me suis mis en contact avec Marine de Tilly, l’écrivaine qui devait partir à sa rencontre puis tout s’est enchaîné très rapidement. Je ne voulais pas rater cette occasion absolument unique. Derrière chaque ruine figure une détresse gigantesque. Mais il y a aussi des élans de vie et c’est sur cela que je voulais me focaliser, par respect pour les survivants. Leïla Mustapha en est la figure de proue et je crois que j’ai rarement été aussi admiratif d’une personne que j’ai filmée. » — Xavier de Lauzanne
On peut néanmoins interroger la réalisation d’un tel geste. En effet, n’aurait-il pas mieux valu mettre face à cette femme une personne qui puisse la comprendre, sans avoir à franchir la barrière de la langue ?
Documentaire de l’imprévu et de la spontanéité
Si Xavier de Lauzanne ne réinvente pas le genre documentaire, il réussit à capter la sincérité des images dans la spontanéité et l’imprévu. Le pari du réalisateur était de rendre avec authenticité les moments « sauvages » de ces rencontres. Les circonstances ne permettent pas de préparation, le temps manque. Le danger est latent et imprègne l’ambiance générale du film. Les cellules dormantes de Daesh, d’Iran, de Turquie, sont réactivées depuis la décision de D. Trump de retirer ses troupes de la région. Les scènes nous sont donc livrées comme des morceaux de vie et de confessions attrapés à la volée.
« Pendant le tournage, nous n’avions le contrôle sur rien, notre sécurité dépendait des autres, le danger était insaisissable, et notre emploi du temps se faisait heure par heure. Je me suis donc forcé à me laisser porter, sans idée préconçue, sans fantasme, en essayant de capter avec ma caméra le « vrai » de cette femme, son authenticité, sa sincérité, sa spontanéité, sa pudeur et ses mystères »
Le juste ton
La BO est signée Ibrahim Maalouf. Le compositeur, s’il nous avouait son déni premier face à ces images qui lui rappelaient ce qu’il avait connu au Liban, a réussi à trouver le juste ton. Il déploie une partition envoutante, nostalgique et évoque un cri lancinant aux quelques notes d’espoir. Les trompettes ne prennent jamais le pas sur la narration mais la bercent dans une sobriété qui traverse le film.
Un portrait inspirant de Leïla Mustapha
9 jours, 9 parties annoncées par un chiffre rouge sur fond noir. Un décompte presque angoissant au fur et à mesure duquel se livre Leïla Mustapha. On la suit, sur son lieux de travail, dans la ville, le soir sur son lit. On rencontre sa famille qui exprime une fierté aussi grande que la peur de la savoir exposée.
Nommée co-présidente du Conseil Civil de Raqqa juste après la libération de la ville, elle a enfilé le rôle comme un destin et semble portée par cette nécessité de reconstruire. Kurde, elle a connu le rejet et l’ostracisme, elle a connu Daech, la peur, la fuite. Si ces expériences l’ont formée, elles ne lui ont pas enlevé son humanité. Son respect et son sens de l’écoute imprègnent ses relations. Figure féminine, elle a su imposer respect et confiance dans un milieu principalement composé d’hommes. Chose exceptionnelle lorsque l’on se rappelle la condition de la femme à Raqqa lors de son occupation par le groupe État islamique.
Portrait d’une femme héroïque, il n’en reste pas moins profondément humain.
Le féminisme, fil d’Ariane ?
Si le féminisme n’est pas le sujet du documentaire, il le traverse comme le fil d’Ariane. La scène particulièrement forte de la proclamation de la libération de Raqqa par deux femmes en témoigne. La parité est une préoccupation de la démocratie naissante dans l’administration de la Syrie du Nord et de l’Est. Le rôle des femmes y est prépondérant.
« Si on peut se battre au côté des hommes, pourquoi ne pourrait-on pas se battre devant eux ? »
Xavier De Lauzanne s’efface derrière sa caméra pour laisser vivre ces rapports féminins.
« L’écrivaine est donc notre passeur qui nous conduit à Raqqa et qui laisse ensuite place à la puissance émotionnelle de Leïla. En tant que réalisateur masculin, je voulais laisser vivre le dialogue de ces trois femmes (Leïla, Marine et Gulistan l’interprète), sans interférences, ni obsessions de ma part »
Sous les ruines, la vie
À travers le travail de Leïla, c’est la ville elle-même qui se découvre. La place Naïm, rond-point de la mort est renommé Place de la Liberté. Symbolisme fort qui rend compte de ce lien qui unit la renaissance de la ville et ses habitants. La vie reprend ses droits au cœur des ruines, ce qu’arrive subtilement à mettre en avant le réalisateur dans le choix de ses plans fixes. La désolation
désertique laisse peu à peu place à des images de vie et de relations sociales.
Message d’humanité, de reconstruction et d’espoir, la rencontre de Leïla Mustapha qui allie justement sobriété et inspiration est à découvrir au cinéma.
Premier d’une trilogie, la deuxième partie, Radio Al-Salm, a pour objet l’unique radio libre du Kurdistan. La troisième, Mossoul Campus, s’axe sur la reconstruction de la grande bibliothèque de Mossoul par un groupe d’étudiants, conscients de la valeur de l’échange, de l’expression et de l’éducation face à l’extrémisme.