La représentation de la Shoah est une question complexe sur le plan artistique et éthique, et entre toutes les formes d’art, c’est pour le cinéma qu’elle se pose avec le plus d’importance. Au cours de l’histoire, les cinéastes ont eu recours à divers partis pris esthétiques et narratifs pour filmer le génocide juif par l’Allemagne nazie, provoquant autant de débats et de controverses. Retour, dans l’ordre chronologique, sur six films qui ont nourri ces questionnements.
1960 : le travelling de Kapò
Lorsqu’en 1960, Gillo Pontecorvo décide, dans son film Kapò, de mettre en scène par un simple travelling le suicide d’une prisonnière de camp, il provoque un débat houleux sur le sens d’une telle démarche esthétique. Un an plus tard, le cinéaste Jacques Rivette va jusqu’à écrire dans Les Cahiers du cinéma :
« L’homme qui décide, à ce moment-là, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée n’a droit qu’au plus profond mépris. »
Rivette dénonce ainsi qu’on banalise l’horreur en usant d’une telle tragédie pour produire un spectacle et des images esthétisantes. Ce travelling et les critiques qui en découlent révèlent une problématique qui reviendra à chaque nouvelle tentative de représentation du génocide. Il conviendra dès lors pour chaque réalisateur de réfléchir à la limite entre certaines manières de faire qui, selon l’historien du cinéma Jean-Michel Frodon, « participent à la lutte contre la destruction de l’humanité et d’autres qui en fait s’en servent pour faire du spectacle. »

1985 : l’austérité de Shoah
Claude Lanzmann prend le contrepied de l’approche de Pontecorvo dans Shoah, sorti en 1985, œuvre-monument d’une durée de dix heures, film documentaire composé de témoignages du génocide, par des rescapés ou des assassins, et de prises de vues faites sur les lieux. En prenant le parti radical de n’utiliser aucune image d’archive et aucune voix off, Lanzmann renonce à la représentation de l’horreur et nous confronte à la crudité des témoignages, accouchés dans la douleur. L’intransigeance du cinéaste dans sa quête de vérité fait de Shoah l’œuvre de référence sur la manière de traiter d’un tel sujet. Jan Karski, l’un des intervenants notables du film, déclarera dans la revue Esprit :
« Shoah » est sans aucun doute le plus grand film qui ait été fait sur la tragédie des Juifs. Nul autre n’a su évoquer l’Holocauste avec tant de profondeur, tant de froide brutalité et si peu de pitié pour le spectateur. De surcroît, la construction du film, l’enchaînement des témoignages, des événements, de la nature et des saisons débordent d’une poésie très pure […]. Ceux qui verront ce film ne pourront jamais l’oublier.

1994 : l’héroïsme de La Liste de Schindler
En 1994, Steven Spielberg porte à l’écran la vie d’Oskar Schindler, industriel allemand et membre du parti nazi, responsable du sauvetage de 1 200 Juifs pendant le génocide. Si le film a suscité un grand engouement public et critique et continue d’émouvoir trente ans plus tard, certaines critiques moins élogieuses se sont faites entendre à sa sortie, auxquelles Lanzmann lui-même a pris part. Sur France 3, celui pour qui la réalité des chambres à gaz « défie à la lettre toute représentation et toute fiction » revenait sur une séquence de douche, dans le camp d’Auschwitz, où Spielberg use d’un effet de suspense qu’il juge intolérable :
Spielberg n’a pas voulu montrer cela mais il a fait croire qu’il allait le faire. Et je considère que c’est une grave faute. Spielberg a un talent immense, mais il se sert de son talent comme d’un illusionniste.

Plus largement, Lanzmann reproche au réalisateur américain de « trivialiser » l’Holocauste en l’utilisant comme un « décor » pour son histoire et d’échouer à dire ce qu’a été le génocide, puisqu’en racontant le sauvetage de 1 200 Juifs par un seul homme au comportement héroïque, il éclipse involontairement la majorité écrasante des Juifs qui n’ont pas été sauvés. Le réalisateur britannique Terry Gilliam semble aller dans le même sens quand il rapporte une phrase du scénariste Frederic Raphael :
« La Liste de Schindler » parle d’une victoire et l’Holocauste est l’histoire d’un échec.
Malgré les reproches, on peut reconnaître au film d’avoir, par son succès, joué un rôle crucial dans la transmission de la mémoire.
1998 : l’humour de La vie est belle
Si Spielberg a osé faire du suspense avec le pire, le réalisateur et acteur italien Roberto Benigni est allé encore plus loin en se risquant à traiter du même sujet par le biais de l’humour. Dans La vie est belle, il incarne un père bien décidé à préserver le sourire de son petit garçon en lui dissimulant la cruauté du camp dans lequel ils sont détenus. Par son personnage facétieux et désespérément optimiste, le cinéaste tend à exprimer le pouvoir de l’imaginaire et de l’amour face à l’horreur. Il explique :
J’ai parlé à beaucoup de survivants qui m’ont raconté que dans les camps, certains avaient encore la force de faire de l’humour, de paraître joyeux. Et cette joie, ils ont eu la force de l’exprimer jusqu’au bout.

Mais en poursuivant cette démarche, Benigni a tendance à fortement atténuer la violence de son sujet et à édulcorer les faits historiques, ce qui fait notamment dire à un critique du journal Le Monde qu’il s’agit de « la première comédie négationniste de l’histoire du cinéma ». En effet, contrairement à ce qui est montré dans le film, les enfants juifs ne survivaient pas plus d’une journée au sein des camps, puisqu’ils étaient gazés dès leur arrivée. Certains diront qu’il faut prendre La vie est belle comme une fable et non pas comme un documentaire historique, ce à quoi répond un critique des Inrockuptibles :
Filmer des fables sur les camps d’extermination devrait être interdit. Pourquoi ? […] Parce qu’en raison de Faurisson, de l’éloignement inéluctable dans le temps, de la confusion idéologique grandissante de l’époque, l’exigence de vérité et d’exactitude sur le trou noir de notre histoire est plus forte que jamais.
2015 : le flou de Le Fils de Saul
Dans Le Fils de Saul, le réalisateur hongrois László Nemes nous fait vivre l’expérience d’un Sonderkommando, l’un de ces prisonniers juifs forcés à travailler dans les fours crématoires. En semblant ignorer la mise en garde de Lanzmann, Nemes nous amène dès l’introduction dans une chambre à gaz et nous rend témoins de l’horreur la plus insoutenable. Pourtant, par un choix de cadrage serré autour du personnage, qui maintient l’arrière-plan dans le flou, le cinéaste suggère plus qu’il ne montre les atrocités qui s’y déroulent.

En appliquant une faible profondeur de champ systématique, il n’atténue pas la violence mais au contraire intensifie la terreur par une perception morcelée et confuse, qui nous immerge dans la conscience de Saul. Nemes met ainsi le doigt avec humilité sur les limites du médium cinématographique et son incapacité morale à montrer le génocide, dont l’horreur outrepasse forcément toute représentation qu’on oserait en faire.
Claude Lanzmann lui-même adoubera le film, en le présentant comme « l’anti-Liste de Schindler » :
László Nemes a inventé quelque chose. Et a été assez habile pour ne pas essayer de représenter l’Holocauste. Il savait qu’il ne le pouvait, ni ne le devait. Ce n’est pas un film sur l’Holocauste mais sur ce qu’était la vie dans les Sonderkommandos.
2023 : le grand-angle de La Zone d’intérêt
Le réalisateur britannique Jonathan Glazer a en commun avec László Nemes d’avoir déployé un dispositif très original de mise en scène pour son film La Zone d’intérêt, cette fois-ci non pas au service de l’immersion, mais au contraire de la distanciation. Dans ce film sans véritable dramaturgie, Glazer nous fait assister à la vie du commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, de sa femme Hedwig et de leurs enfants, dans une maison avec jardin à côté du camp de concentration et d’extermination. Une vie routinière et paisible, rythmée au quotidien par les hurlements de prisonniers et les tirs, de l’autre côté du mur.

Dans un hors-champ glaçant, Glazer nous laisse deviner l’horreur omniprésente, banalisée par les personnages, plutôt que de la figurer à l’écran, puisqu’on ne pénétrera jamais le camp.
En filmant la vie des personnages par des caméras discrètes, intégrées au décor, La Zone d’intérêt prend l’allure d’une télé-réalité terriblement inconfortable, et l’objectif grand-angle employé tout au long du film oblige le spectateur à prendre de la distance vis-à-vis de ces gens et à les voir tels qu’ils sont : non pas des « monstres », mais des personnes médiocres, profitant de la situation, démissionnaires de toute responsabilité morale à l’égard des êtres humains massacrés près d’eux.
En illustrant le concept de « banalité du mal » théorisé par Hannah Arendt, La Zone d’intérêt s’impose comme une nouvelle référence sur le plan moral de la mise en scène.
À travers ces six exemples de films, aux partis pris esthétiques et éthiques profondément divergents, c’est tout le dilemme de la représentation de la Shoah qui se dessine. Peut-on, et surtout doit-on, montrer l’inmontrable ? Chaque œuvre apporte sa propre réponse, souvent controversée, toujours nécessaire. Entre tentatives de restitution de la mémoire, suggestions ou prises de risque artistiques, le cinéma témoigne autant de la complexité du réel que de celle de ses propres moyens. Représenter la Shoah n’est pas seulement un acte de création : c’est une responsabilité morale, un devoir de justesse, mais dans tous les cas, un combat contre l’oubli.
Ne manquez aucun article : abonnez-vous gratuitement à Cultea sur Google News
Sources :
- La Shoah à l’écran : quatre films controversés qui ont questionné notre regard – Radiofrance
One Reply to “La Shoah au cinéma à travers 6 exemples : comment représenter le pire ?”