Qu’est-ce que la « culture woke » ? Définition et histoire du « wokisme »

Qu’est-ce que la "culture woke" ? Définition et histoire du "wokisme"

Très présent dans les médias et sur les réseaux sociaux ces temps-ci, le concept de « culture woke » ne date pas d’hier. Actuellement, le mot « woke » déchaine les passions et les débats irrationnels. Mais que signifie ce mot si souvent (mal) employé ? Retour sur ses origines, son utilisation et sur les travaux sociologiques décrivant ce phénomène. 

Le mot « woke » vient de l’anglais « to wake » qui signifie « se réveiller ». Venu des Etats-Unis, ce terme fait référence aux personnes ayant pris conscience des problèmes de discriminations subies par les communautés afro-américaines.

Le terme a par la suite évolué pour désigner la prise de conscience des discriminations au sens large. Il regroupe ainsi de nombreuses revendications. « Woke » désigne les injustices subies par les minorités, qu’elles soient ethniques, sexuelles, de genre, religieuses, de milieu social… Ce mot met en exergue le fait d’être conscient que la société ne traite pas tous les individus de la même façon.

Petite histoire du mot « woke »

Bien que le mot ne soit entré dans le langage courant que récemment, la « culture woke » ne date pas d’hier. Comme évoqué ci-dessus, elle date des grandes périodes de lutte pour les droits des Afro-Américains. Selon certains spécialistes, le concept remonterait même au XIXe siècle. En effet, sous Abraham Lincoln, les militants anti-esclavagistes utilisaient déjà l’expression « wide awake » (« bien éveillés »), pour se désigner.

En 1923, Marcus Garvey, un activiste jamaïcain qui défendait l’émancipation des Africains, proclamait quant à lui : « Réveillez-vous l’Ethiopie ! Réveillez-vous Afrique ! » Dans les années 30, l’expression « stay woke » fut également utilisée dans une chanson du musicien de blues Lead Belly. Elle raconte l’histoire d’un groupe d’adolescents noirs accusés du viol de deux femmes blanches dans l’Arkansas.

Enfin, Martin Luther King lui-même y faisait référence dans un discours prononcé dans une université de l’Ohio en juin 1965. Il encourageait les jeunes Américains à « rester éveillés ».

Martin Luther King a appelé à rester éveillé - Cultea
Martin Luther King a appelé à rester éveillé (stay woke)

Même si cette expression n’a jamais été abandonnée, elle est revenue sur le devant de la scène en 2008 avec la chanteuse américaine Erykah Badu qui s’exclame dans Master Teacher « I stay woke ».

Mais c’est surtout le mouvement Black Lives Matter, qui défend les droits des Afro-Américains aux Etats-Unis, qui a popularisé ce terme. Un documentaire retraçant l’histoire de celui-ci s’intitule d’ailleurs Stay Woke. Toutefois, le mot a été repris par la droite américaine conservatrice, pour devenir un terme péjoratif. Et c’est par ce prisme qu’il fut ensuite exporté outre-Atlantique.

Est-ce qu’on peut parler d’une « idéologie woke » ?

Le terme « woke » est profondément politique. Cela vaut pour les personnes qualifiées comme telles et pour les personnes qui combattent cette « idéologie ». Mais peut-on vraiment parler d’une « idéologie woke » ? Eh bien, ce n’est pas sûr.

Manifestation Black Lives Matter, juin 2020 - Cultea
Manifestation Black Lives Matter – juin 2020 – © Jody Hartley

Malgré sa connotation politique et sociale, il n’existe pas de mouvement « woke » officiel, ni de corpus idéologique associé à ce terme. Et cela différencie largement ce mot d’autres termes militants. Si on prend l’exemple du féminisme, on y retrouve tout un corpus d’idées, ainsi que divers courants clairement définis.

Ce n’est pas le cas de la culture woke, qui est un appel global à une prise de conscience, sans être pour autant un mouvement militant officiel et organisé. Cette absence de corpus fait d’ailleurs de ce mot un concept nébuleux pour beaucoup de monde. Et du fait de sa nature floue, le mot « wokisme » s’est transformé en un outil rhétorique utilisé à tort et à travers.

Quand les politiques reprennent le terme…

Ces derniers temps, la sphère politique a utilisé très régulièrement le terme « woke ». Sarah El Haïry, députée, a dénoncé la pensée « woke » de la candidate écologiste Sandrine Rousseau. La maire de Paris, Anne Hidalgo, a également déclaré qu’elle « ne [ferait] pas campagne sur le wokisme ». Eric Zemmour n’a quant à lui pas manqué d’associer ce mouvement à l’Islam, en twittant :

« Le « wokisme » au service de l’islamisation du monde occidental ».

On peut également citer le président Emmanuel Macron qui a déclaré : « Je suis contre la woke culture » ; ou encore Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout la France, qui a dénoncé les « dérives de l’idéologie woke ».

Toutes ces utilisations laissent comprendre que cette idéologie est loin d’être appréciée… D’ailleurs, dans la sphère politique ou bien sur les réseaux sociaux, le terme « woke » s’utilise souvent pour dévaloriser les causes sociétales. Mais problème, la majorité des personnes qui l’utilisent ne semblent pas le comprendre…

En effet, beaucoup n’hésitent pas à dénoncer le « wokisme », mais très peu sont capables de le définir correctement. Et quand un terme est mal défini, on peut lui faire dire n’importe quoi…

Une « arme de disqualification massive »

L’utilisation hasardeuse de ce terme en a fait une arme rhétorique, faisant complètement oublier au public la signification de ce mot. Le docteur en sciences politiques Clément Viktorovitch (professeur à Science Po Paris) a d’ailleurs qualifié ce mot « d’arme de disqualification massive ».

En effet, le terme est aujourd’hui surtout employé par ses détracteurs, qui voient en « l’idéologie woke » un danger. Le mot se retrouve ainsi dans les discussions sans nuances à la moindre occasion quand il s’agit de parler de discrimination. En bref, « woke » est devenu un épouvantail. 

Aujourd’hui, si vous souhaitez dénoncer une inégalité sociétale, il y a de grandes chances pour que vous vous fassiez traiter de woke. Et comme ce terme est devenu péjoratif dans l’inconscient collectif, se battre contre les inégalités sociales est, par extension, devenu infamant… C’est paradoxal, non ?

De fait, le wokisme est aujourd’hui principalement utilisé comme une arme rhétorique. Cela paraît complètement contradictoire. Mais là où le terme woke était qualifié pour dénoncer les inégalités sociétales, il est aujourd’hui utilisé pour disqualifier les gens souhaitant lutter contre ces injustices.

Pour justifier cela, les détracteurs de cette « idéologie » aiment prendre en exemples certaines actions radicales de militants, comme les déboulonnages de statues à quelques endroits du monde. En effet, on a pu assister çà et là à des dégradations de statues de personnages historiques controversés, généralement concernant leurs rôles dans l’esclavage. Des dégradations ayant choqué une grande partie de la population.

Cependant, s’il est pertinent de discuter de la légitimité de ces actions, il s’avère que ces exemples sont sporadiques et ultra minoritaires. Or, ils deviennent une constante dans l’argumentaire que l’on pourrait qualifier « d’anti-woke ». Un phénomène argumentatif passé au crible par divers professionnels à travers le monde.

Qu’en disent les spécialistes ? 

Nous avons déjà un avis de la part d’un expert des sciences politiques ci-dessus… Mais qu’en est-il des universitaires spécialistes de la question du wokisme ? Eh bien, les conclusions sont sans appel : le mot « woke » est devenu une insulte pour mettre hors-jeu toutes les discussions sur les inégalités sociétales. Un avis qui rejoint l’analyse de Clément Viktorovitch.

Réjane Sénac, politologue et directrice de recherche au CNRS, a publié une tribune intitulée Le wokisme n’existe pas, mais il parle. Elle y décrit la dépolitisation des injustices et des violences sociales, notamment sexistes et racistes. Elle dénonce également l’utilisation de ce terme, employé uniquement pour disqualifier les luttes contre les discriminations.

Perry Bacon Jr, analyste politique diplômé de Yale et spécialiste des questions ethniques et identitaires, a quant à lui expliqué qu’attaquer la culture woke était devenu une stratégie politique à part entière. Là encore, l’aspect purement rhétorique est vivement reproché. Mais il considère également que cela a pour but de semer le doute chez les démocrates. L’idée serait de diviser la gauche autour d’un concept flou, afin que celle-ci soit plus facile à battre aux élections… Et dans un même temps, cela évite de parler sérieusement des inégalités sociétales (encore plus vives aux USA).

woke definition - cultea

Dans un essai datant d’octobre 2021, Albin Wagener docteur et chercheur en sciences du langage, rattaché à l’INALCO, déclare ceci :

La République du jambon-beurre accuse de wokisme toutes celles et tous ceux qui demandent quelque chose de différent, et qui souhaitent faire évoluer la République vers une forme plus aboutie, plus représentative de la diversité de nos sociétés, plus en phase avec la réalité des vécus quotidiens, et plus en adéquation avec ce que les nouvelles générations veulent en faire

Enfin, on peut citer les travaux de John McWhorther. Ce professeur agrégé de linguistique à l’université de Columbia est spécialiste de la façon dont le langage façonne notre culture et notre vie politique. Cet universitaire a ainsi publié l’article How ‘Woke’ Became an Insult (« Comment ‘Woke’ est devenu une insulte »). Il y explique les mécaniques ayant fait de ce mot un terme péjoratif pour désigner toute lutte contre les discriminations :

De nos jours, « woke » est dit avec un ricanement […] avec une note de condescendance.

John McWhorther

Il y voit également un remplacement très commode d’autres termes utilisés par la droite pour disqualifier la gauche (comme « politiquement correct » par exemple). Et il est vrai que ces termes sont nombreux. Ils se suivent, se remplacent et se ressemblent, avec toujours le même objectif : faire passer les militants pour des gens stupides, voire dangereux. Rien qu’en France, ces termes sont nombreux (islamo-gauchiste, socialope, gauchiasse…).

Bref, on retrouve là encore l’idée d’une arme purement rhétorique, à mille lieues du sens originel. McWhorther prédit d’ailleurs que, d’ici quelques années, ce mot sera devenu désuet et sera remplacé par un autre. Selon lui, un nouveau terme sera trouvé pour discréditer les luttes sociétales de la même façon.

La « culture woke » est un sujet qui divise profondément la société. Mais quel que soit notre avis sur ce sujet, il est désormais temps de se baser sur des définitions claires et sur les travaux d’experts. De cette façon, le débat pourra avancer plus sereinement… 

Article écrit en collaboration avec Bérangère Duquenne

 

Sources :

Journaliste, photographe et réalisateur indépendant, écrire et gérer Cultea est un immense plaisir et une de mes plus grandes fiertés.

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