David Grann est reporter au New Yorker. Depuis quelques années, il est passé maître dans l’art de la « narrative non-fiction » (journalisme littéraire), ce genre hybride qui consiste à narrer des faits réels de manière littéraire. Son dernier livre, Les Naufragés du Wager, raconte brillamment la déroute d’un navire de la Royal Navy en 1740 et les mutineries qui s’en suivirent.
Synopsis : 1740. Britanniques et Espagnols s’affrontent lors de la guerre dite de « l’oreille de Jenkins ». Dans ce contexte, la marine de sa majesté envoie cinq vaisseaux de ligne pour intercepter un galion espagnol censé transporter un trésor considérable. Au cours du périple, l‘un des cinq navires, le HMS Wager, perd le groupe et part s’écraser contre les falaises meurtrières de la Terre de Feu. Sous les ordres de leur capitaine, David Cheap, les survivants installent un campement de fortune sur la plage la plus proche. Mais dans ces contrées inhospitalières, sans aucun moyen de subsistance, l’équipage ne tarde pas à se retourner contre son chef. Une mutinerie éclate alors, à coups de vols, révoltes, meurtres et cannibalisme.
Un roman de la mer, ou presque
Joseph Conrad, Herman Melville… La littérature anglo-saxonne compte dans ses rangs les plus grands romanciers de la mer. Ces géants ont offert des pages d’aventures inoubliables, bourrées de romanesque et pourtant jamais éloignées de la réalité. Cet ancrage au réel était possible uniquement parce que les écrivains avaient pris la mer et racontaient leur expérience de marin. David Grann, lui, n’est pas marin. Il n’est pas non plus romancier. Pour autant, son récit est passionnant.
L’auteur de La Cité perdue de Z a puisé la matière de son livre dans les journaux de bord des survivants du Wager. Il a confronté plusieurs de ces ouvrages, aux versions des faits divergentes, pour s’assurer du déroulement exact des événements. Il s’est également appuyé sur le travail de plusieurs historiens. En témoignent les quelques 200 titres cités en bibliographie. Grann s’est même rendu sur l’île du naufrage pour s’inspirer des paysages sauvages et nourrir les descriptions de son livre. Le résultat de ce travail titanesque est une pure réussite. Le journaliste évite les pièges de narration poussive. Les digressions sont rares et le récit se lit comme un roman.
Les Naufragés du Wager, une odyssée glaçante
La mésaventure des marins du Wager a été cruelle et terrifiante. Leurs peines après la disparition du navire rappellent l’expédition désastreuse de l’Endurance d’Ernest Shackleton, cet explorateur irlandais qui tenta la traversée de l’Antarctique en 1914 et dont le bateau succomba sous la pression des glaces. Les scènes de naufrages sont retranscrites par l’auteur avec une précision saisissante.
L’épidémie de scorbut qui frappe l’équipage peu après le début du périple glacera le sang du lecteur. Et le contournement du Cap Horn est un moment d’anthologie. Ce morceau d’océan déchaîné, surnommé la « route des hommes morts », avait été emprunté par Rudyard Kipling qui évoqua des tempêtes d’une « haine aveugle ».
La révolte du désespoir
La responsabilité du capitaine David Cheap dans les mutineries est également disséquée par David Grann. Tout comme le procès qui suivit, quand les survivants rentrèrent en Angleterre et s’accusèrent mutuellement. On a presque l’impression de retrouver, en David Cheap, les errances et les lubies qui habitaient le capitaine Achab dans Moby Dick. Ce fou à la jambe en os de baleine qui se lamenta un jour en ces mots pleins de sens : « Je voudrais être libre comme l’air, et je suis couché sur le livre de comptes de l’univers ».
David Cheap a affronté ce que Shackleton appelait la « solitude du chef ». Il a tenté de conserver l’intégralité de ses hommes mais a dû faire face à la sédition entraînée par la faim et la faiblesse. Certains lui sont restés fidèles. C’est le cas de l’enseigne de vaisseau Byron, grand-père du futur poète Lord Byron. Ces hommes sont l’incarnation du devoir et du patriotisme. Et on ne peut que penser à cette phrase de Roger Vercel, qui résume parfaitement l’aventure des naufragés du Wager. « C’était sur les épaves, mieux que sur les bateaux solides, que l’on voyait les hommes et les salauds. » Qu’on se le tienne pour dit !
Les Naufragés du Wager, de David Grann – Editions du sous-sol – 448 pages
A lire aussi, du même auteur :
- La Cité perdue de Z
- La Note américaine
- The White Darkness