Peu connue du grand public, Eugénie Brazier est pourtant l’une des rares femmes à avoir obtenu trois étoiles au guide Michelin. Et dans son sillage, elle forme un certain Paul Bocuse.
Devenir cheffe
Eugénie Brazier est née en 1895, à Bourg en Bresse à côté de Lyon. Orpheline dès le plus jeune âge, elle est placée dans une famille paysanne pour garder la ferme. Lorsqu’elle a l’âge de quitter le foyer, elle est envoyée à Lyon dans une famille bourgeoise pour s’occuper des enfants et de la maison. C’est après la guerre que commence sa carrière dans la restauration. Elle se fait embaucher chez la mère Fillioux, l’une des « mères » les plus connues de Lyon. À cette époque, ces « mères » sont très en vogue. Elles tenaient des établissements modestes qui proposaient néanmoins une cuisine raffinée et exigeante. Ces femmes étaient de véritables pionnières dans le milieu de la cuisine, un univers qui était encore majoritairement masculin, encore plus en tant que cheffe de sa propre entreprise.
Au fur et à mesure des années, Eugénie Brazier se forme à la cuisine tout en se forgeant une solide réputation. Des bruits courent dans les rues lyonnaises qu’elle serait même meilleure que la mère Fillioux elle-même, devenue de toute façon trop âgée pour assurer son poste derrière les fourneaux.
Monter son propre restaurant
Eugénie Brazier habitait rue Royale à Lyon avec son mari Pierre. Un jour, alors qu’il passe dans la rue, il voit qu’un petit bistrot de quartier est à louer au numéro 12. Il en parle à sa femme, et l’aventure commence. Eugénie quitte l’établissement de la mère Fillioux pour monter sa propre affaire. Le succès n’est pas immédiat mais le bouche à oreille fait bien son travail et l’établissement prend rapidement du galon. Il deviendra même la cantine favorite d’Edouard Herriot, à l’époque maire de Lyon. Peut-être mangeait-il la fameuse quenelle au gratin ou les fonds d’artichaut au foie gras qui ont fait les beaux jours de l’établissement ? Le succès étant au rendez-vous, la décision est prise d’ouvrir une deuxième salle, puis des salons à l’étage.
Avec tout ce succès, Eugénie Brazier décide de partir se reposer à la campagne où elle achète un petit logis. Mais c’était sans compter sur les clients déterminés, prêts à faire des kilomètres pour que leur cheffe favorite leur mijote un bon repas. Puisque les clients investissent les lieux, elle prend la décision d’en faire un second restaurant.
Apprendre le métier à Paul Bocuse
Eugénie Brazier était une femme de caractère, exigeante avec son équipe. Un jour de 1946, un jeune homme enfourche son vélo et grimpe le col de la Luère pour se présenter à elle. Elle lui aurait dit :
« Tu es venu en vélo mon petit ? Tu n’es pas fainéant. Je t’embauche ! »
Ce jeune homme alors âgé de 20 ans, c’était Paul Bocuse. Aujourd’hui reconnu comme l’un des meilleurs cuisiniers de France (il a même inspiré Auguste Gusteau dans le dessin animé Ratatouille), il n’était alors qu’au prémisse de la carrière qui l’attendait. Paul Bocuse commence donc son apprentissage chez la mère Brazier. Mais comme elle avait un caractère bien trempé, le petit Paul ne commence pas par la réalisation de plats raffinés. Pour le forger, elle lui fait traire les vaches et s’occuper du linge. Puis Paul Bocuse apprit les bases de la cuisine emblématique des bouchons lyonnais. La machine est lancée !
Une femme parmi les hommes
À l’époque, les « mères » lyonnaises sont considérées comme de véritables pionnières dans la gastronomie française encore très masculine. Lorsqu’Eugénie Brazier reçoit en 1933 une troisième étoile au guide Michelin pour ses deux restaurants, elle est alors la première femme à obtenir ce précieux sésame. Ce n’est qu’en 2007 qu’une autre femme réussira à obtenir cette triple récompense. Il s’agira de la cheffe Anne-Sophie Pic.
Encore aujourd’hui, la cuisine est un milieu difficilement pénétrable pour les femmes. En 2015, seulement 16 restaurants étoilés étaient dirigés par des femmes, sur 609 tables y figurant. Une parité encore bien loin d’être atteinte.
Si Paul Bocuse est aujourd’hui une figure emblématique de la gastronomie française, peu sont ceux qui connaissent Eugénie Brazier. À Lyon, une fresque gigantesque rend d’ailleurs hommage aux lyonnais les plus emblématiques. Paul Bocuse y figure, alors qu’aucune mention n’est faite de la plus célèbre « mère » de Lyon, Eugénie Brazier.