Nous avons déjà eu l’occasion de vous parler de canulars littéraires emblématiques. Et l’une des plus grandes duperies littéraires est française et s’appelle Vernon Sullivan. Derrière cet auteur se cache en réalité un nom bien connu de nos bibliothèques : Boris Vian. Retour sur ce bluff devenu emblématique.
Lorsque J’irai cracher sur vos tombes parait en 1946, Boris Vian est encore un écrivain de l’ombre. Cependant, dans ses tiroirs trône déjà L’écume des jours, aujourd’hui considéré comme un classique de la littérature française. Mais à l’époque, aucun éditeur n’en veut… Désespéré de ne pas être reconnu, Boris Vian s’embarque dans une histoire qui va lui apporter une célébrité empoisonnée.
Quand Boris Vian imagine le canular « Vernon Sullivan »
A l’été 1946, Boris Vian accompagné de son épouse Michelle rejoint l’éditeur Jean d’Halluin devant un cinéma des Champs-Elysées. Avant de pénétrer dans les salles obscures, ils discutent. Les affaires vont mal pour l’éditeur. Ce qu’il lui faudrait, c’est un nouveau roman pour compléter la toute nouvelle série noire, traductions de polars étrangers. Ni une ni deux, Boris Vian saute sur l’occasion. Il lui propose non pas de traduire un roman, mais bien d’en écrire un. Mais le polar est aux antipodes du style de Boris Vian.
Pour des raisons encore floues, il décide de s’inventer un double. Il s’appellera Vernon Sullivan et sera un auteur afro-américain qui ne souhaite pas se montrer. Boris Vian, lui, ne sera officiellement que le traducteur. Ce nom lui a été inspiré par le nom de Paul Vernon un de ses amis musiciens, et Joe Sullivan, pianiste de Jazz.
Boris Vian se met aussitôt à l’écriture. Installé au bureau de sa maison de vacances en Vendée, il tape à la machine à écrire son roman caché. En 15 jours, l’ouvrage est achevé. Le titre ? J’irai danser sur vos tombes. Mais son épouse Michelle le trouve trop plat. Elle suggère J’irai cracher sur vos tombes, qui est accepté.
Les scandales
Le livre sort en novembre 1946 et ne fait pas grand bruit, que ce soit positivement ou négativement… Jusqu’à l’arrivée de Daniel Packer ! Cet homme chargé de veiller aux « bonnes mœurs », porte plainte contre Vernon Sullivan pour incitation à la débauche. A partir de là, la presse entre dans la partie. Tout le monde s’insurge contre l’obscénité du livre. Les propos y sont crus, on l’accuse d’être un roman pornographique. Dès lors, on s’intéresse à l’identité de ce Vernon Sullivan dont on ne sait rien et que l’on n’a jamais vu. On lui demande des comptes.
Les journalistes se mettent à creuser, jusqu’à ce qu’un journaliste de France Dimanche touche du bout des doigts la vérité. Pour lui, Vernon Sullivan et Boris Vian ne sont qu’une seule et même personne. Les similitudes liées au jazz que Vian apprécie et qui sont présentes dans l’œuvre ne font aucun doute. Deux ans après la sortie du roman, Boris Vian est donc démasqué.
L’auteur et l’éditeur sont ainsi poussés au tribunal. Le procès se déroule à huit clos pour ne pas avoir à lire des passages du livre. Ils sont condamnés à une amende de 100 000 francs pour atteinte aux bonnes mœurs. L’ouvrage est interdit, jusqu’à la prochaine amnistie. Après avoir connu de nombreux rebondissements, l’ouvrage devient un best-seller.
Mais ce n’est pas pour autant que la célébrité frappe Boris Vian. Et son image devient même quelque peu entachée. En 1947, un homme tue sa maitresse avant de se suicider. Dans la chambre du drame, on retrouve un exemplaire de J’irai cracher sur vos tombes, ouvert à la page où un meurtre de jeune femme est commis. Une histoire qui pèse sur la conscience.
L’engagement contre le racisme et la violence
Au-delà de son langage outrancier, J’irai cracher sur vos tombes aborde le thème du racisme et de la violence dont sont l’objet les personnes Afro-américaines. L’histoire se déroule aux Etats-Unis, où le héros est né blanc alors que ses parents sont noirs. Son frère est lynché après eu une relation avec une fille blanche. Il décide alors de le venger en s’en prenant aux blancs. Dans un contexte où la ségrégation est encore de mise, ce livre prend position contre les violences racistes. Mais cet aspect est complétement occulté au profit du style qui choque l’opinion publique.
Vian se heurte également à l’appétence du public pour la violence. Il pousse la blague jusqu’à adapter le roman au théâtre. Le succès n’est cependant pas au rendez-vous. Ce dernier a en effet fait le choix d’une adaptation lissée, avec peu de scènes de sexe et de violence. C’était pourtant l’inverse que le public venait voir. Lui qui voulait dénoncer la violence et la brutalité des Hommes, se heurte à la bassesse de certains d’entre eux.
Fatigué et malade, Boris Vian désespère de n’être reconnu par son double provocant, aux antipodes de sa personnalité d’écrivain rangé. Ce pari fou n’aura finalement pas réussi à lui attirer la gloire dont il rêvait. Reconnu post-mortem, Boris Vian rejoint la liste des écrivains qui ont dû passer par la case procès pour atteinte aux bonnes mœurs afin se faire reconnaître.