Aujourd’hui les élections régionales, demain les élections présidentielles. Les prochaines grandes échéances de la vie politique française approchent à grand pas. C’est donc l’occasion de se pencher sur les rapports existants entre le numérique et la politique. Dans un contexte de crise démocratique, des initiatives numériques fleurissent. Ces initiatives tentent de redynamiser la participation politique des citoyens, et sont regroupées sous le nom de Civic Tech.
Civic Tech, qu’est-ce que c’est ?
Dans une vision plus militante que pour défendre un agenda politique, ces initiatives numériques se divisent en trois catégories.
La première vise à informer les citoyens tout en rendant les processus de décisions politiques transparents. Actuellement, on peut dénoter par exemple les sites Nosdéputés.fr et Nossénateurs.fr, ces derniers référençant notamment l’activité des députés et sénateurs, les lois votées et par qui, ou encore le temps passé à l’Assemblée et au Sénat.
La deuxième rajoute des consultations participatives aux procédures décisionnelles déjà existantes. Le cercle de décision, d’habitude restreint aux élus, est élargi aux citoyens. Ces derniers peuvent exprimer leurs idées, leurs propositions et autres réflexions. Des acteurs privés comme le site Citizenlab proposent leurs services pour organiser ce type de consultation, par exemple en mettant en place des forums de discussion.
La troisième et dernière catégorie cherche quant à elle à transformer les procédures de la démocratie représentative. Ou, comme le disent ses acteurs : « hacker » la démocratie. Cela se fait en proposant des élus et candidats évitant la sélection traditionnelle, comme se faire élire à la tête d’un parti par exemple. A la place, on proposera à des citoyens « normaux » d’occuper différentes fonctions politiques. Le Parti Pirate français fonctionne déjà ainsi, et possède cinq conseillers municipaux en France aujourd’hui.
Démocratie et internet, un idéal commun…
Si ces initiatives se créent sur le réseau, c’est parce qu’il y a des comportements qui se prêtent à l’idéal démocratique. Un des piliers sur lesquels la démocratie doit s’appuyer réside dans la participation des citoyens aux processus démocratiques. Or, dans le domaine des fan studies, une culture participative a été mise en lumière, notamment par Henry Jenkins. Ce dernier a démontré que les fans ne font pas que recevoir passivement un produit culturel. Ils ont aussi une activité créatrice et active autour de ce produit. Ainsi grâce à Internet, une culture participative, incluant la création de courts-métrages, de récits alternatifs, d’échanges d’informations… met en réseau les acteurs des communautés de fans. L’idée donc des Civic Tech est d’utiliser cette culture participative sur des questions sociales et politiques pour redynamiser la démocratie.
Cette participation amène une collaboration entre les acteurs. Pris dans le réseau décentralisé qu’est internet, les individus entretiennent des rapports égalitaires. De ce fait, seuls comptent les arguments avancés par les uns et les autres, et pas le statut d’expert que pourrait avoir certains individus de par leur diplôme, travail, etc. La culture participative vit de ces échanges d’information, de ces discussions horizontales. Et de ces discussions émerge une intelligence collective. Toujours dans le domaine des fan studies, les chercheurs ont remarqué que les fans, dans leurs recherches d’informations concernant leur produit culturel favori, ont toujours une certaine justesse quant aux fruits de leurs enquêtes. Cette intelligence collective repose sur l’idée que personne ne sait la vérité dans son entièreté, mais tout le monde en connait une partie. En mettant toutes ces parties de connaissances ensemble, l’on accède alors à un tableau général pertinent.
Les Civic Tech, là encore, cherchent à mobiliser cette intelligence collective sur des questions et problèmes politiques, afin qu’émergent des solutions.
… mais qui s’échoue sur de trop gros écueils
Les Civic Tech, incompatibles avec le fonctionnement actuel d’Internet ?
Un premier écueil concerne la deuxième catégorie de Civic Tech. A savoir les outils participatifs rajoutés aux processus décisionnels de la démocratie représentative. En effet, il y a une certaine incompatibilité entre le fonctionnement d’internet et le fonctionnement politique actuel. L’exercice du pouvoir politique est aujourd’hui vertical. Cela veut dire que l’initiative part des élus, du gouvernement. Et elle va ensuite vers la population pour que celle-ci se prononce dessus. Mais sur internet, c’est le fonctionnement inverse. En effet, on observe plutôt une participation par le bas, qui est en plus auto-organisée, décentralisée et horizontale. Les internautes ne débattent pas sur commande. Alors qu’en parallèle, les institutions imposent un sujet et un cadre dans lequel débattre. Ce paradoxe a pour résultat une faible participation des citoyens aux initiatives venant des institutions.
Les Civic Tech, excluantes ?
Un deuxième écueil des Civic Tech serait qu’elle serait plutôt excluante. Certains supposent qu’elle ne concernerait qu’une faible proportion de la société. Dominique Cardon, sociologue, dresse le profil sociologique des acteurs des Civic Tech. Il s’agit de jeunes urbains, diplômés, intéressés par la politique mais déçus de la forme actuelle qu’elle prend. Ce sont donc des personnes qui possèdent les capitaux culturels et économiques nécessaires pour participer politiquement d’une part, et d’autre part pour utiliser la pleine potentialité d’internet.
Les Civic Tech, vecteur d’un déterminisme idéologique ?
Enfin le dernier écueil réside dans l’horizon idéologique que les Civic Tech recouvrent. La vision de ses acteurs est que la crise démocratique actuelle peut être réglée par un apport technique, que constitue internet. Il s’agit là de déterminisme technologique. Cette vision fait abstraction des facteurs sociaux qui ont engendré l’objet technique en question, et dans lesquels il évolue. Internet n’est pas hors-sol, ce n’est pas une bulle technique démocratique surplombant la société. Internet est partie intégrante de la société, et à cet égard s’en fait le miroir. S’y retrouvent les rapports de force qui traversent le champ social. Tomber dans l’écueil du déterminisme technologique, c’est réduire des questions de rapports de force sociaux à un problème technique, et donc n’en régler aucunement les problèmes.
Il ne fait nul doute qu’internet possède des vertus démocratiques utilisables pour régler des problèmes de société. Horizontalité des rapports, intelligence collective, auto-organisation, collaboration, etc. Mais ces vertus ne sont accessibles qu’à condition de posséder des capitaux économico-culturels importants pour tirer le meilleur parti du réseau. Finalement, les Civic Tech sont à l’image de la démocratie athénienne : une réelle démocratie, mais à une échelle trop minime pour la considérer comme telle.
Sources :
- Cardon, D. (2019). Culture numérique. Paris: Presses de Sciences Po. https://doi.org/10.3917/scpo.cardo.2019.01
- Cardon Dominique, « Vertus démocratiques de l’Internet », La Vie des idées , 10 novembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vertus-democratiques-de-l-Internet.html
- CGE (2019), Baromètre du numérique 2019, https://www.entreprises.gouv.fr/fr/numerique/ressources/barometre-du-numerique-2019
- Krzatala-Jaworska, E. (2012). Internet : complément ou alternative à la démocratie représentative ?. Participations, 1(1), 181-191. https://doi.org/10.3917/parti.002.0181
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