Une réflexion autour de « Belle du Seigneur » à travers les écrits de Philippe Zard

Une réflexion autour de "Belle du Seigneur" à travers les écrits de Philippe Zard - Cultea

Territoire du soleil couchant, civilisation ayant réputation de modernité, Philippe Zard consacre une étude au monde occidental…

Tout d’abord, présentons Philippe Zard. C’est un ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes, docteur en littérature comparée, maître de conférences à l’Université de Paris X-Nanterre. Dans son écrit intitulé La Fiction de l’Occident, il affirme que « la tâche des arpenteurs du monde occidental » consiste à en dévoiler « l’arbitraire, le composite, les leurres, les non-dits ». Ces arpenteurs, qui marchent en marge de l’Occident, seraient donc des éclaireurs aidant à comprendre ce monde et à tomber le voile de tromperie derrière lequel il se cache.

Dans le chef-d’œuvre classique Belle du Seigneur d’Albert Cohen, troisième volet d’une tétralogie (Solal 1930, Mangeclous 1938, Les Valeureux 1969), on suit la passion de Solal et d’Ariane d’Auble épouse d’Adrien Deume. On observe cette liaison flamboyante qui, peu à peu, se désagrège. Plusieurs personnages orientaux, dont Solal, parcourent le récit inscrit dans les années 1930 et arpentent le monde occidental. On peut alors se demander en quoi ces héros issus de l’univers de Belle du Seigneur illustrent cette analyse…

Une vision pessimiste des héros orientaux sur l’Occident

Solal

Une réflexion autour de "Belle du Seigneur" à travers les écrits de Philippe Zard - Cultea

Héros principal de Belle du Seigneur, Solal des Solal, naturalisé français, est né dans une famille juive de l’île de Céphalonie, au large des côtes grecques. Fils de rabbin, il connaît une ascension sociale vertigineuse « député, ministre, et caetera » en Europe. L’Occident est pour lui un moyen d’échapper à la communauté et à la tradition formelle juive. Construire son soi implique cependant de rejeter son judaïsme et ses origines orientales…

La passion d’Ariane et Solal

Au début du roman, Solal est sous-secrétaire général de la Société des Nations (SDN, basée en Suisse). Ce haut poste lui confère le pouvoir, l’argent… La brillance de son personnage permet à Cohen de critiquer les vrais jeunes diplomates maladroits et trop débutants pour les postes à responsabilités qu’ils occupent. Il utilise l’ironie pour dénoncer les actions des institutions internationales inefficaces comme la SDN.

Une séance du conseil de la Société des Nations (Suisse) - Cultea
Une séance du conseil de la Société des Nations.

Ajoutez à cela sa beauté, Solal est le plus désiré des hommes, par les hommes et les femmes. Mais ces hommes et ces femmes, il les méprise.

« Honte de devoir leur amour à ma beauté, mon écœurante beauté qui fait battre les paupières de chères, ma méprisable beauté dont elles me cassent les oreilles depuis mes seize ans. Elles seront bien attrapées lorsque je serai vieux et la goutte au nez… […] Excitée, troublée par le tigre, oui, comme la bonne femme Europe par le taureau ! Pas bête, Jupiter, il connaissait les femmes ! La vierge Europe aux longues tresses a sûrement dû dire au taureau, les yeux chastement baissés : vous êtes un fort, vous, mon chou. »

Chez Cohen, l’image des bêtes à cornes représente le paganisme. Ici, Jupiter, père des dieux, en taureau veut séduire l’Europe femme. Tandis que l’Europe est considérée comme une femme, la morale de la société occidentale est représentée par le couple de la vierge et du taureau, le pervers du masculin et du féminin, de la violence virile et de la douceur féminine. Il parle ici d’Ariane, qui est donc associée à l’Europe attirée par le bestial taureau et qui est pourtant la vierge qui « rachète toutes les femmes »Le culte de la force, l’attirance religieuse et la soumission attribués à l’Occident sont ici mis en évidence par Solal.

Belle du Seigneur de Glenio Bonder, avec Jonathan Rhys Meyers et Natalia Vodianova - Cultea
Belle du Seigneur de Glenio Bonder, avec Jonathan Rhys Meyers et Natalia Vodianova.

Et tout se désagrège…

D’après Philippe Zard, l’Europe, chez Cohen, est d’abord cette région du monde où se rencontrent un désir amoureux, la femme occidentale, et une espérance d’amour, à travers le message chrétien (mariage). Solal succombe à cette passion pour l’occidentale Ariane : « Tu es belle, lui disait-il. Je suis la Belle du Seigneur, souriait-elle. » Solal, le taureau, et Ariane, la vierge, prônent une relation basée sur l’inégalité qui finira par causer son échec. Ils s’ennuient de plus en plus : « L’appel oui. Il fallait aller à l’amour. Sa créancière le convoquait, le sommait de lui donner du bonheur. » Solal subit alors un dédoublement de personnalité, entre cynisme et remords de son cynisme, tendresse et rancœur envers Ariane. Cette passion occidentale affecte d’ailleurs Solal, le transforme même…

Adrien et les autres

Adrien Deume est un jeune fonctionnaire belge à la SDN. Il ne rêve que d’ascension sociale au sein de la Société des Nations. Il ne fréquente d’ailleurs les gens que par rapport au réseau relationnel qu’ils peuvent lui apporter. Paresseux et narcissique, il est tout ce que Solal méprise. Pourtant, il incarne la société occidentale moderne, celle de l’hypocrisie et de l’intérêt nombriliste :

« Du moment que les Deume ne leur faisaient pas connaître des gens intéressants, pourquoi ils en feraient connaître aux Deume ? »

Ed Stoppard (Adrien Deume) et Natalia Vodianov (Ariane d'Auble) dans le film Belle du Seigneur - Cultea
Ed Stoppard (Adrien Deume) et Natalia Vodianov (Ariane d’Auble) dans le film Belle du Seigneur.

Quant aux personnages secondaires tels que Finkelstein, juif errant de la SND, et la famille Rosenfeld, caricature juive, on les voit à la marge. Ils sont rejetés par l’Occident, conférant à l’Europe son caractère xénophobe de l’époque. On juge la civilisation occidentale à la fois irrationnelle et violente, immorale et hypocrite. Pourtant, elle ne cesse d’attirer les passions des Orientaux.

Le caractère particulier des Valeureux

Les cinq Valeureux qui sillonnent le récit sont les arpenteurs du monde occidental dans les œuvres de Cohen.

  • On retrouve Saltiel des Solal, « l’oncle du beau Solal, vieillard d’une parfaite bonté » qui élève Solal.
  • On a également Pinhas des Solal, dit « Mangeclous ». C’est un « faux avocat et médecin non-diplômé ». Il ne songe qu’à soutirer de l’argent.
  • Il y a aussi Mattathias des Solal, dit « Mache-Résine ». Un veuf sec, manchot avec un bras se terminant par un crochet, qui est le plus discret des valeureux et est très avare.
  • Michaël des Solal est huissier du grand rabbin de Céphalonie, mais aussi amateur de femmes et Salomon des Solal.
  • Enfin, le plus jeune des valeureux est un « petit chou dodu d’un mètre cinquante ».

Les Valeureux, Albert Cohen - Cultea

Chacun représente un vice de l’humain, comme l’avarice, la gourmandise, le libertinage, etc. Pourtant, ces cinq hommes incarnent également ce que l’Orient possède et que l’Occident n’a pas. Venus pour aider leur famille, Solal, ils contrastent avec la relation compliquée des Deume, ou encore de la Tantlérie d’Ariane. En arpentant l’Europe, ils montrent une humanité flagrante : « Et alors, mon fils, qu’as-tu décidé pour ce dîner de ce soir ? » Le terme affectueux de Saltiel envers Solal est chaleureux.

La vision que nous offrent ces arpenteurs de l’Occident est une vision immédiate. Mais un autre aspect se présente dans Belle du Seigneur, celle du merveilleux apocalyptique et de la prémonition…

Le caractère prémonitoire des héros orientaux sur l’Europe ?

La montée de l’antisémitisme

Dans le récit, la période historique impacte l’Occident. Effectivement, l’antisémitisme en Europe est grandissant. Quand Solal ne participe pas au dîner des Deume, Antoinette Deume lance des remarques antisémites. Les protestants genevois montrent leur soi-disant supériorité par rapport aux Juifs. Même Ariane s’y met : « C’est évidemment à moi que ça devait arriver cette histoire de tomber folle d’un Israelite cinq siècles de protestantisme pour en arriver là ».

Explosion des violences

À Paris en septembre 1936, Solal marche dans les rues, voit des graffitis antisémites, entend des rumeurs et conversations… C’est lors de son voyage à Berlin que cette haine explose : « En ce Berlin tout est à l’envers, mon cher ! Les humains en cage et les bêtes en liberté ! »  L’Occident devient le théâtre d’une violence nazie qui prend de l’ampleur. Il se fait lyncher par des nazis qui lui entaillent des croix gammées sur la poitrine. Pourtant, Belle du Seigneur ne se passe pas encore dans une période d’incrimination officielle des Juifs. Mais Cohen a été fortement marqué par les tragédies de la Seconde Guerre mondiale. Son roman se fait l’écho de l’antisémitisme des années trente, même si ce thème n’y occupe pas une place centrale.

Albert Cohen, auteur de "Belle du Seigneur" - Cultea
Albert Cohen.

Après cet événement, la naine Rachel Silberstein recueille Solal dans sa cave. Il voit alors défiler au pas de parade les jeunes espoirs de la nation allemande. C’est la marche de l’histoire qui se met fatalement en route. Entre les prémonitions de la naine Rachel « Ils nous tueront tous » et notre connaissance du génocide, l’Occident devient le théâtre de l’apocalypse, vile et fausse, dangereuse.

Dans Belle du Seigneur, cette vision historique annihile par moments l’histoire d’amour entre Solal et Ariane pour laisser place au tragique. La passion amoureuse n’a plus autant de légitimité.

Les arpenteurs orientaux de Belle du Seigneur nous permettent de confirmer les dires de Philippe Zard tout en émettant certaines réserves. Les héros tirent le voile sur le réel monde occidental avec ses travers, mais aussi ses attraits. Mais sont-ils réellement objectifs ? Pouvons-nous nous référer avec confiance à ces personnages influencés d’une part par les convictions et l’histoire de l’auteur et, d’autre part, par le contexte historique ?

Belle du Seigneur – Bande-annonce

Sources :

  • Albert Cohen dans son siècle, actes du colloque international, Ceresy-la-Salle, septembre 2003.
  • La bonne femme Europe, Philippe Zard, 1997.
  • La Fiction de l’Occident, Philippe Zard, 1999.
  • Belle du Seigneur, Albert Cohen, 1968.

Étudiante chercheuse en Histoire Contemporaine - Passionnée de littérature, de musique, de cinéma.

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