Les productions Blumhouse, c’est le jour et la nuit. Seule une poignée d’entre elles sont haut de gamme et audacieuses. On se souvient de Get Out, Halloween, Sinister ou Invisible Man et nous ferons abstraction des affreux Black Christmas ou L’IA du Mal… Heureusement, Speak No Evil de James Watkins entre dans la bonne catégorie tout en se révélant un remake aussi fort que le matériel d’origine. Pourtant, le film prend le gros risque de changer considérablement sa fin. Quels sont les avantages et les défauts de ce choix ? Pourquoi cette fin est-elle si différente ?
Qu’on se le dise, Speak No Evil est un film brutal, nihiliste, cynique et glauque. Le spectateur suit l’histoire d’un couple, Louise et Ben (Mackenzie Davis et Scoot McNairy), et de leur fille Agnes, faisant la connaissance de Paddy et Chiara (James McAvoy et Aisling Franciosi) et de leur enfant muet lors d’un séjour en Toscane. Se liant d’amitié, les deux familles se réunissent à l’occasion d’un week-end. C’est le début d’un cauchemar qui se met tout doucement en place.
Adaptation d’un long-métrage danois sortis en 2022, James Watkins, réalisateur d’Eden Lake, s’empare de cette histoire en y apportant sa patte avec des personnages plus développés. Surtout, il prend à contre-pied les spectateurs en modifiant complètement le dernier acte.
Bien que cela soit assez prévisible, la fin de Speak No Evil diffère complètement de celle du film original danois réalisé par Christian Tafdrup. Néanmoins, celle de la version américaine reste une petite réussite. Mais trahit-elle pour autant le message glaçant de l’œuvre d’origine ? Si vous n’avez pas vu la version originale, nous vous recommandons de stopper la lecture et d’aller la découvrir.
Nota Bene : Cet article contient d’énormes spoilers autour des deux adaptations de Speak No Evil, mais aussi sur les précédentes œuvres de James Watkins.
Speak No Evil (2022), un thriller sur la peur d’offenser !
Dans l’œuvre de Tafdrup, le couple néerlandais (Patrick et Karin interprétés par Fedja van Huêt et Karina Smulders) soumet la famille à une série d’humiliations croissantes : forcer Louise, une végétarienne, à manger de la viande, leur imposer une note de restaurant exorbitante, ou encore critiquer Agnès, la fille des héros, devant sa mère. Tout au long de ces épreuves, Bjørn, le père de famille, par politesse, ne réagira jamais, redoutant de créer des tensions culturelles, malgré l’inquiétude grandissante de Louise.
Lorsque Bjørn découvre enfin la réalité de la situation, il est déjà trop tard. Patrick et Karin sont des tueurs en série qui assassinent des parents et kidnappent leurs enfants. Abel, leur soi-disant fils, a déjà été éliminé, et Agnès est destinée au même sort. Bjørn tente de sauver sa famille sans dévoiler l’ampleur du danger, mais le couple néerlandais les prend soudainement en embuscade. Karin coupe la langue d’Agnès avec des ciseaux, révélant ainsi la véritable raison pour laquelle Abel ne pouvait pas parler, avant de séparer la petite fille de ses parents.
Patrick emmène ensuite Bjørn et Louise dans une carrière, où lui et Karin les forcent à se dévêtir avant de les lapider à mort. Plus tard, le couple recommencera l’horreur avec une autre famille en présentant Agnès comme leur fille muette.
Cette violence implacable et sadique se caractérise précisément par l’inaction des personnages face à la montée de l’angoisse. Un fait qui a suscité de nombreuses critiques parmi les spectateurs. Pourtant, cette passivité est pleinement assumée par Speak No Evil qui traite d’une réelle peur pour tout le monde : celle d’offenser les autres. Le réalisateur danois met en lumière la docilité des victimes, d’une manière presque sociologique, en montrant comment des personnes « ordinaires » peuvent se retrouver dans des situations absurdes par simple peur de rompre avec les conventions sociales.
Lorsque la famille demande à Patrick pourquoi il agit de la sorte, celui-ci répond simplement qu’ils ont consenti à ce qu’il le fasse. Ce propos, très proche du glacial Funny Games de Michael Haneke, permet d’explorer principalement la manière dont nous acceptons les mauvais traitements par obligation sociale ou simplement pour éviter de créer des tensions inutiles. Ainsi, par son modus operandi, Patrick teste ses victimes, cherchant à savoir si elles privilégieront leur sécurité personnelle ou leur désir de rester honnête et gentil. L’inaction de Bjørn, motivée par son souhait d’être un invité exemplaire, permet à son hôte de commettre l’impensable.
Pour rester dans les pays scandinaves et leur politesse, cela nous fait beaucoup rappeler cette ligne du premier film Millenium : « Vous saviez que quelque chose n’allait pas, mais vous êtes venu par peur d’être impolis. Les gens préfèrent se mettre en danger plutôt que de risquer une conversation inconfortable. »
Speak No Evil (2024), made in Watkins
Dans l’adaptation américaine, le cinéaste James Watkins offre un tout autre destin à ses protagonistes en leur offrant la possibilité de se battre pour sauver les enfants. Le film d’horreur produit par Jason Blum devient plus héroïque, en basculant vers un affrontement classique prenant la structure d’un home invasion redoutable. Certes, on en perd un peu en manichéisme et en surprise. Néanmoins, il permet au scénario de bénéficier d’une approche moins abrupte et un peu plus maîtrisée.
Surtout, le scénario introduit une énorme différence avec le terrifiant « père de famille » : une possible justification de ses actes. Un geste qui peut indéfiniment marquer par une totale trahison du film original. Paddy, incarné par le célèbre James McAvoy, mentionne très régulièrement son enfance difficile (à supposer que ce soit vrai), ce qui l’a poussé à adopter une masculinité toxique. Sa femme est soumise, et il gagne sa vie en volant ses victimes, ce qui n’est jamais expliqué dans l’original.
Ce portrait de l’homme « mauvais » s’inspire, de manière évidente, de figures « masculinistes » comme Andrew Tate. Cette approche inverse complètement le propos du Speak No Evil original, où Patrick n’avait aucune justification à ses actes : il est simplement un tueur, sans passé, ce qui le rend d’autant plus terrifiant. Son acte de tuer est légitimé uniquement par son droit supposé à le faire, renforçant ainsi la dimension de satire sociale.
Toutefois, cette interprétation de Paddy dans le remake de Speak No Evil entre complètement dans la logique des films de James Watkins. Il est le résultat de ce que l’ancienne génération a fait de lui. Le cinéaste critique constamment la société en adoptant une approche survival. Les héros se confrontent à l’insécurité permanente causée par des « monstres humains et ordinaires » engendrés par la société.
Que l’on se souvienne d’Eden Lake où le gentil couple bourgeois se retrouvait la proie d’une bande d’adolescents assoiffés de sang. La fin du film attribuait l’horreur au comportement des parents et au milieu modeste dans lequel ils évoluaient. Dans La Dame en Noir, avec Harry Potter (pardon, Daniel Radcliffe) dans le rôle principal, le père de famille issu de la richesse se retrouvait confronté à la crainte de perdre son enfant dans une sinistre légende locale.
Les gentils meurent souvent les premiers…
La violence et l’horreur qui s’abattent sur les protagonistes dans les deux Speak No Evil découlent d’une succession de petites décisions, de dynamiques sociales réalistes qui mènent à l’inaction, et d’une critique acerbe de la complaisance face à des comportements troublants. Le fait que les personnages soient prisonniers de leurs propres normes sociales est un élément central. Speak No Evil, dans son adaptation américaine, amplifie le côté choquant et horrifique de la conclusion, atténuant le message psychologique au profit d’une violence plus brute, ce qui modifie fondamentalement le sens du film. Dans les deux cas : la morale de l’histoire provient de Paddy/Patrick. Un monstre de la société ou un monstre tout court…
Pour autant, ce changement controversé n’est pas forcément déplaisant (même si on sait que Watkins a fait plus injuste avec Eden Lake), puisqu’il permet de donner deux identités complémentaires aux œuvres cinématographiques et ainsi de découvrir une fin alternative. Pour rappeler Funny Games que nous avions mentionné en exemple, Michael Haneke avait pris le risque de ne rien changer dans son remake hormis son casting hollywoodien. On retrouvait les mêmes répliques, les mêmes plans, la même intrigue et les mêmes supplices. Autant rester sur l’œuvre originale…
Bien évidemment, on ne pouvait que se douter de cette transformation, étant donné qu’Hollywood rechigne souvent à représenter des scènes de torture impliquant des enfants. De plus, la défaite des héros peut être perçue comme un frein à l’identification pour le public. Dans la version américaine, les valeurs familiales triompheront toujours du mal, offrant une lueur d’espoir : l’enfant, bien que mutilé, parvient à échapper à ses ravisseurs (et devenir une conséquence de ce que raconte Watkins). Espérons juste que cela ne soit pas simplement le résultat d’un mépris du cinéma américain envers le cinéma européen. Le cinéma danois est rempli de surprises !
Oui, le film de James Watkins perd cette subtilité qui faisait la force de Speak No Evil 2022, mais il permet au cinéaste de mieux se l’approprier et de transmettre son style à travers cette histoire violente et pessimiste. Si on se doute qu’Hollywood lui a sûrement interdit de reprendre la fin, elle permet néanmoins d’apporter une lueur d’espoir dans l’univers du cinéaste, où ses héros ne sont pas destinés à connaître le bonheur. Enfin, cela permet surtout de choisir sa fin entre des vainqueurs et des perdants… C’est au spectateur de choisir.