Pier Paolo Pasolini était un écrivain, poète, penseur, réalisateur italien, homme à l’œuvre engagée et provocatrice. Il aurait eu 100 ans le 5 mars 2022. Son assassinat, aux mobiles mystérieux, a marqué l’Histoire italienne. Aujourd’hui, la légende Pasolini fascine toujours autant. Elle le dresse pour certains comme un maître à penser, un fervent critique de la société consumériste, un réalisateur hors pair.
Son introduction à la poésie et au « félibrisme »
Né à Bologne le 5 mars 1922, Pier Paolo Pasolini retourne vivre à Casarsa, son village maternel, dans le Frioul, une petite région du Nord de l’Italie. La famille Pasolini décide de s’y réfugier à la fin de l’année 1942 lors de la Seconde Guerre mondiale. Pier Paolo a alors 20 ans, écrit des lettres à ses amis jusqu’à devoir s’enrôler l’année suivante. Il retourne se réfugier à Casarsa et forme avec plusieurs connaissances un groupe de poésie. La politique investit son usage de la langue ; l’usage du frioulan, qu’il apprend alors, réprimé par le régime hégémonique fasciste, marque son entrée dans la littérature. Sa volonté : inscrire l’art dans ses contestations politiques.
La République de Salo, État fantoche de Mussolini fondé en septembre 1943 et maintenu jusqu’en avril 1945 dans le Nord du pays, appuie les pressions sur les habitants de la région en pratiquant l’enrôlement forcé des hommes. Pasolini et sa mère s’éloignent de Casarsa tandis que son frère Guido, communiste, rejoint des résistants antifascistes. Pier Paolo devient professeur. Guido, lui, est assassiné par d’autres partisans pro-communistes, dont la brigade contestait la complicité des visées yougoslaves sur le Frioul. La mort de son frère marque profondément Pier Paolo. Il poursuit en parallèle de ses leçons le développement du félibrisme régional par la poésie.
De scandale en scandale
En octobre 1948, Pier Paolo est aperçu en train d’échanger des rapports avec deux garçons. Il est alors accusé de détournement de mineurs et d’actes obscènes en public. Ses adversaires politiques remarquent sa figure émerger du Parti communiste italien et des manifestations et congrès qui se multiplient au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ils profitent alors du scandale et reprochent son homosexualité. Le parti exclut Pasolini de ses rangs, et il n’a plus le droit d’enseigner.
Il part à Rome avec sa mère et continue à écrire. C’est alors qu’il publie Ragazzi di Vita (Les Ragazzi en version française), une œuvre néo-réaliste du langage des banlieues romaines. Il fait la connaissance de Sergio Citti, son « dictionnaire vivant », et apprend le dialecte romain. Le roman cartonne, mais son thème principal, la prostitution masculine, choque les mœurs. Une plainte est déposée à Milan contre son « caractère pornographique ».
Rome, l’écriture, le cinéma
Le nom de Pier Paolo Pasolini trouve sa popularité dans le milieu de la littérature. Ses écrits scandalisent autant qu’ils soulèvent des problématiques tues par la société traditionnelle italienne et trouvent leur écho dans un contexte d’exode rural sans précédent.
Il collabore ensuite avec de talentueux cinéastes. Parmi eux, Federico Fellini, qui réalise Les Nuits de Cabiria (1957) dont sa femme, Giulietta Masina, tient le premier rôle. Pasolini aide à l’écriture des scènes aux dialogues crus des prostituées romaines dont la jeune Cabiria, désespérée d’amour, fait partie. Quelques années plus tard, il collaborera également au scénario de La Dolce Vita (1960).
La même année, Pasolini écrit son premier film, Accattone. Le frère de son ami Sergio Citti, Franco Citti, joue le rôle d’un proxénète du nom d’Accattone (mendiant en italien). Se retrouvant sans prostituées, il entame une longue descente aux enfers dans les banlieues pauvres de Rome en proie à la faim et à la misère. Pasolini affecte l’introduction dans ses films de nouveaux acteurs, qui ne sont pas comédiens mais habitants, hommes et femmes ordinaires des lieux que ses caméras prennent comme théâtres.
Pasolini et sa pensée contestataire
Pasolini, écrivain, découvre alors la réalisation cinématographique. Il privilégie le septième art, le seul langage du réel dit-il, en comparaison à la littérature faites de mots, soit de signes. Son style est à mi-chemin entre le sacré et le réalisme, se jouant des souffrances d’hommes et femmes qu’il élève comme autant de motifs de célébration de leurs identités.
Il développe une pensée anti-bourgeoise qui caractérisera le noyau de son engagement intellectuel, le mépris pour ce qu’il nomme la « culture du centre », que l’on dresse alors dans les années 1960 comme la seule digne d’être enseignée, intériorisée. Et ceci, il le fait alors en comparaison à toutes celles qui ont précédé l’Italie comme nation unifiée, de ces campagnes et mondes paysans, des couleurs de leurs paysages aux traditions ancrées et sécurisantes de ses hommes et femmes, en passant par les langues et dialectes qui leurs sont propres. Le Frioul est dans sa pensée le point de départ d’une prise de conscience que certains qualifieront de réactionnaire, de désespoir face à la marche du monde uniformiste et élitiste. Il était alors trop tard, disait-il déjà dans les années 1970, pour l’inverser.
Pasolini, ses engagements et l’Italie entre traditions et mutations
Au début des années 1960, Pier Paolo Pasolini réalise La Ricotta (1963) mettant en scène la Passion du Christ. Suit L’Évangile selon Saint-Matthieu dans les Pouilles (1964). Alors qu’il est accusé d’insulte à la religion d’État, Alberto Moravia prend sa défense : « Beaucoup plus juste aurait été d’accuser le réalisateur d’avoir insulté les valeurs de la petite et moyenne bourgeoisie italienne. »
Pasolini est condamné à quatre mois de réclusion au terme de son procès, mais persiste et signe un film-documentaire remarquable en 1964, Comizi d’Amore, une enquête qu’il mène micro en main auprès d’Italiens et Italiennes de tous âges. Il les interroge sur la sexualité, l’homosexualité, le divorce (impossible jusqu’en 1970), la liberté de la femme, à Milan ou sur les plages d’Ostia comme dans les villages reculés de Sicile.
Pier Paolo Pasolini devient alors une figure incontournable de la littérature comme du cinéma italien, un artiste ancré en son temps. Le contexte politique italien se ternit des années de plomb qui confrontent les groupuscules néofascistes aux communistes, dans la suspicion générale d’attentats fomentés par la Démocratie chrétienne au pouvoir. Prolifique scénariste, il réalise alors Œdipe roi (1967) et Théorème (1968), ou encore Médée avec Maria Callas en 1969. S’ensuit sa Trilogie de la vie, trois films issus de romans à portée universelle : Le Décaméron (1971), Les Contes de Canterbury (1972), Les Mille et Une Nuits (1974).
De profonds engagements sociétaux
Pasolini travaille d’arrache-pied. Il instille ses troubles et désillusions politiques dans ses œuvres comme autant d’avertissements à la classe politicienne et la bourgeoisie italienne, qu’il critique avec véhémence. Elles explorent la réalité en tant que donnée brute en même temps qu’elles dressent le réquisitoire de Pasolini à l’encontre d’une société de laquelle il souhaite s’affranchir. En délaissant la littérature pour l’image, Pier Paolo Pasolini dit vouloir symboliquement abandonner sa citoyenneté italienne, sa langue et ses signes pour se contenter d’un langage universel, à savoir le cinéma.
Il multiplie ses articles dans de nombreux quotidiens nationaux comme le Corriere della Sera, et dessine une pensée inclassable qui lui devient propre. Profondément de gauche malgré son exclusion du Parti communiste, il y critique cependant l’avortement qu’il relie à la transformation de la société italienne en une société consumériste. Pasolini, alors critiqué par la gauche, soutient que l’avortement ne résulte non pas des luttes féministes mais du besoin de la société de consommation de freiner sa natalité.
Il revient parfois sur ses positions, corrige ses arguments au fil des successives piques de ses adversaires, en profite parfois pour soulever l’homophobie ambiante du débat intellectuel. Ses Écrits corsaires recueillent tous ses articles, condensent sa pensée anticonsumériste et pédagogue. Ils s’attachent, à chacune de ses interventions, à expliquer sa pensée.
Les Écrits corsaires, une contestation du pouvoir
« Aucun centralisme fasciste n’est parvenu à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation. Le fascisme proposait un modèle, réactionnaire et monumental, mais qui restait lettre morte. Les différentes cultures particulières (paysannes, sous-prolétariennes, ouvrières) continuaient imperturbablement à s’identifier à leurs modèles, car la répression se limitait à obtenir leur adhésion en paroles. De nos jours, au contraire, l’adhésion aux modèles imposés par le centre est totale et inconditionnée. On renie les véritables modèles culturels. L’adjuration est accomplie. On peut donc affirmer que la « tolérance » de l’idéologie hédoniste voulue par le nouveau pouvoir est la pire des répressions de toute l’histoire humaine.
Mais comment une telle répression a-t-elle pu s’exercer ? À travers deux révolutions, qui ont pris place à l’intérieur de l’organisation bourgeoise : la révolution des infrastructures, et la révolution du système d’information. Les routes, la motorisation, etc., ont désormais uni les banlieues au centre, en abolissant toute distance matérielle. Mais la révolution des mass media a été encore plus radical et décisive. Au moyen de la télévision, le centre s’est assimilé tout le pays, qui était historiquement très différencié et très riche en cultures originales. Une grande œuvre de normalisation parfaitement authentique et réelle est commencée et – comme je le disais – elle a imposé ses modèles : des modèles voulus par la nouvelle classe industrielle, qui ne se contente plus d’un « homme qui consomme » mais qui prétend par surcroît que d’autres idéologies que celle de la consommation sont inadmissibles. »
Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires (1973-1975).
Le mystère autour de la disparition de Pasolini
Un an avant sa mort, Pasolini signe une tribune intitulée Le Roman des massacres. Il y écrit connaître les noms des instigateurs des attentats contre civils. Ces assassinats prémédités ont causé depuis une dizaine d’années la mort de centaines d’hommes, femmes et enfants. Pasolini écrit alors Pétrole, un roman d’attaque envers la classe politique installée et la Démocratie chrétienne. Il dénonce les attentats et assassinats délégués aux factions d’extrême-gauche et d’extrême-droite. Le pouvoir, dans sa « stratégie de la tension », les aurait implémentés pour asseoir son régime.
Dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, sur une plage d’Ostia, près de Rome, Pier Paolo Pasolini est tué à coups de bâton puis écrasé par sa propre voiture. Le lendemain matin, l’on retrouve son corps lacéré, noirci par la violence. Sa mâchoire est brisée, le visage, écrasé contre la terre. Un jeune prostitué de 17 ans, Giuseppe Pelosi, reconnaît le meurtre après son arrestation. Il purge une peine de neuf ans. Puis il ne cessera de clamer son innocence, invoquant des menaces proférées à l’encontre de sa famille à l’époque. Aujourd’hui, on considère que plus de quatre hommes étaient sur les lieux du massacre. Une seconde voiture les y avait amenés.
Pétrole, œuvre posthume de Pasolini
Les hypothèses quant à la mort de Pasolini se lient désormais largement au contexte politique qu’il avait dénoncé. La Démocratie chrétienne, les groupes pétroliers et la complicité de la mafia, dans le cadre de la stratégie de la tension, auraient prémédité l’assassinat de l’intellectuel. Ceci, en raison de ses enquêtes sur les liens noués entre leurs intérêts pour l’écriture de son roman Pétrole. L’œuvre paraîtra à titre posthume, un chapitre manquant, disparu après la mort de l’auteur.
Pasolini aurait eu 100 ans en 2022. Aujourd’hui, il reste un esprit libre, un critique de tout, qui se méfiait du consensus comme de son époque. Lui-même produit de la bourgeoisie intellectuelle italienne, il s’était destiné à une vie de désaccords avec la marche du monde, l’émergence des médias de masse et la centralisation culturelle de pair avec celle du politique. Pier Paolo Pasolini demeure cependant, au-delà des problématiques sociétales de son temps comme du nôtre, le héraut d’un usage subversif de l’art, le locuteur de ses langues comme il a fait du cinéma le langage de la réalité, la littérature celle de l’évocation d’une contestation politique en maturation.
Discussion entre Pier Paolo Pasolini et l’acteur Franco Citti, d’Accattone (1961) :
Interview de Pier Paolo Pasolini en italien sous-titré anglais :
Interview de Pier Paolo Pasolini en français :
Sources :
- France Inter – Pasolini, la rage d’exister
- Pier Paolo Pasolini, Écrits Corsaires (1973-1975)
- France Culture – Pier Paolo Pasolini aurait eu cent ans
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