Avec son troisième long-métrage, Family Therapy, la réalisatrice slovène Sonja Prosenc tire le portrait de l’ultra-privilégiée famille Kralj. Des gens « bien comme il le faut » qui, à bord de leur monospace tout équipé, préfèrent fermer les yeux devant une famille accidentée sur le bas-côté.
Entretien avec Sonja Prosenc, réalisatrice de Family Therapy
Qu’est-ce qui vous a poussée à réaliser un film comme Family Therapy ? Il parait que celui-ci fut inspiré par l’un de vos souvenirs d’enfance…
Sonja Prosenc : C’est exact ! La scène d’ouverture où l’on peut voir la voiture en feu est effectivement inspirée d’un de mes souvenirs d’enfance. J’avais 5 ou 6 ans et j’étais en voiture quand celle-ci a subitement pris feu. À un moment, des gens sont passés devant nous sans s’arrêter pour proposer leur aide et je me souviens m’être demandée qui ils étaient. Ils nous ont dépassés et nous ont regardés, vous voyez, comme s’ils étaient à un safari. Tout cela m’a intriguée et je me souviens encore vouloir monter dans cette voiture et les suivre pour découvrir qui ils étaient. Ce souvenir est par conséquent la genèse de Family Therapy.
La cinématographie dans Family Therapy est à couper le souffle. Il semble que beaucoup de soin a été apporté aux aspects symboliques (narratifs comme esthétiques) du film. Cette forte symbolique semble représenter l’ensemble de l’évolution psychologique de la famille. Nous pourrions alors évoquer l’exemple de leur maison immaculée dont les vitres se fissurent pour finir par se briser, ou encore le voyage dans l’espace auquel s’accroche le père. Le slogan de celui-ci pourrait se traduire par « une expérience extraordinaire pour une famille parfaite ». Une déclaration qui perd tout son sens à la fin du long-métrage… Comment avez-vous travaillé sur tous ces aspects symboliques pour construire la narration de votre film ?
Sonja Prosenc : Je pense que c’est une façon de faire que l’on retrouve dans tous mes films. J’aime m’intéresser à ce qui se passe entre mes personnages, mais également à ce qui se trame en leur intérieur profond. Personnellement, je pense que la meilleure manière d’explorer cette intériorité passe par les images qui nous disent quelque chose de ça. Disons que c’est la façon la plus aisée et naturelle pour moi de faire. Je travaille tout le temps avec le même directeur de la photographie, Mitja Ličen, qui est aussi mon partenaire dans la vraie vie, et nous sommes tous les deux très visuels dans notre manière de créer. Nous réfléchissons plus par images que par dialogues quand il s’agit de construire les personnages.
J’élabore par conséquent tout cet aspect visuel assez tôt dans la préparation du film, puis je lui partage (et bien sûr, il me partage ses idées en retour). Procédé que j’aime réitérer avec mes décorateurs ou costumiers, parce que tous ces éléments doivent marcher ensemble pour faire une image. Pas vrai ? J’aime par conséquent laisser la place à des sessions de travail qui durent du matin au soir où nous travaillons sur tout cet aspect visuel. C’est d’ailleurs là que nous créons les images et les scènes les plus importantes. On établit notre vision des personnages à travers les costumes. Tout comme j’aime rendre l’évolution des relations familiales visibles par le chaos visuel qui envahit la maison des Kraljs pour la laisser, en somme, plus vivante. La plupart de ces effets visuels sont souvent présents dès l’étape du scénario. C’est ma façon de faire.
L’un des plans les plus marquants de Family Therapy semble être un hommage direct à une peinture emblématique du romantisme : Ophélie par John Everett Millais. Sur ce plan, c’est le personnage d’Agata (Mila Bezjak) qui remplace la figure d’Ophélie. Qu’est-ce qui vous a poussée à dresser un parallèle entre ces deux jeunes femmes ? (attention la réponse à cette question peut contenir certains spoilers concernant l’intrigue du film)
Sonja Prosenc : On comprend assez rapidement que le personnage d’Agata est en réalité sévèrement malade et qu’elle fut dans le passé aux portes de la mort. C’est d’ailleurs de là que vient la peur extrême qu’ont ses parents de la perdre. Dans Family Therapy, la figure d’Ophélie est inversée à travers Agata. Dans le tableau de Millais, Ophélie rend son dernier souffle alors que dans le film, cette même image d’Agata représente sa renaissance. Elle sort de l’eau, reprend son souffle et revient à la vie. C’est le début de quelque chose de nouveau pour elle et un véritable dénouement dans le film.

Agata devient le temps d’un plan la Ophélie du Hamlet de William Shakespeare ©Tajine Studio (image extraite de la bande-annonce).
Family Therapy raconte l’histoire d’une famille aisée en apparence extraordinaire avec sa richesse, mais qui se révèle finalement assez ordinaire. Le récit de ce qui se cache derrière le regard de cette grande bourgeoisie qui refuse de voir la détresse des autres. Pourtant, vous avez également déclaré que le film n’est pas foncièrement un long-métrage pasolinien « Eat the Rich » dans son essence. Déclaration juste, dans le sens où le film devient de plus en plus universel tout au long du visionnage. Diriez-vous par conséquent que Family Therapy est avant tout une invitation pour le public en général à se questionner sur son propre manque d’empathie dans un monde où l’injustice règne ?
Sonja Prosenc : Je voulais que Family Therapy parle en effet un petit peu de nous. Lors de la première partie du long-métrage, on peut tomber dans cette satire sociale où il est facile de pointer du doigt les Kraljs. Le film néanmoins finit par se rapprocher d’eux au fur et à mesure et le public apprend à les connaitre. Leurs actions, au début répréhensibles, deviennent alors de plus en plus humaines. La façade des Kraljs se craquèle quand la satire s’efface au profit du drame. Donc oui, je crois que dans un sens, je peux me reconnaitre dans certaines de leurs décisions et actions. Je ne voudrais pas l’admettre et je me cacherais probablement dans le fond de la salle de cinéma pour que personne ne le remarque, mais peut-être qu’en sortant de la salle, j’y repenserai deux fois avant de passer devant une situation problématique où je pourrais simplement fermer les yeux, car cela rendrait ma journée un peu moins confortable. Nos valeurs ne sont sûrement pas toujours alignées avec nos actes.
Tout cela me fait penser d’ailleurs à une anecdote amusante que nous avons eue sur le plateau ! Un soir, deux des membres de l’équipe ont été réveillés en pleine nuit par quelqu’un qui toquait à leur porte. Ils ne savaient pas qui cela pouvait être, alors ils ont préféré ne pas ouvrir. Seulement les coups se sont intensifiés et il s’est finalement révélé que l’intrus en question était un autre membre de l’équipe qui cherchait un endroit où dormir en raison de l’heure tardive (il était trop tard pour rentrer chez lui). Cette situation les a fait sourire et réaliser qu’ils étaient « comme les Kraljs ». Sur le papier, personne ne pense pouvoir ressembler aux Kraljs et pourtant la vie peut nous dire le contraire !
Le dernier plan de votre film met en scène une confrontation entre une biche qui parvient enfin à rentrer dans la maison familiale et le personnage de Julien (Aliocha Schneider). C’est une image très puissante, alors pourquoi l’avoir choisie comme conclusion de Family Therapy ?
Sonja Prosenc : La maison où évolue la famille Kralj est comme une bulle, un vivarium qu’elle s’est construit sur mesure. Rien ne rentre et rien ne sort jusqu’à ce qu’une des vitres de la maison explose pour laisser entrer la nature. Quand ce mur physique tombe, l’intérieur et cet extérieur, que la famille redoute tant, commencent à fusionner. Toutes ces frontières que les Kraljs se sont construites n’existent plus à la fin de Family Therapy et l’invasion de cette nature chaotique, c’est simplement la vie qui revient dans la maison.
La plus grande manifestation de ce nouveau souffle, c’est cette biche qui finit par entrer dans la villa. Le fait qu’elle tombe sur Julien, celui qui n’a jamais réellement appartenu à cette bulle, c’est un message fort. Quand Julien et la biche se touchent, c’est la preuve ultime que toutes les barrières sont tombées.
Car c’est quand nous vivons si isolés, repliés sur nous-même qu’il est impossible d’avoir la moindre empathie. Comment la retrouver ? C’est la question qui m’a guidée tout au long de la création de Family Therapy.
Family Therapy, un film de Sonja Prosenc avec Marko Mandić, Aliocha Schneider, Mila Bezjak et Katarina Stegnar, à découvrir à partir du 27 août 2025 au cinéma.
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Source :
- Family Therapy – Tajine Studio (images)

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