La période du nouvel Hollywood est propice à l’apparition de personnages plus complexes : la fin des années 60, c’est la fin du code Hays (1968). Cette volonté de bienséance à l’écran n’est plus une obligation et cela libère la créativité des cinéastes. C’est aussi un système des studios qui est en crise : le nombre de films réalisés chute petit à petit, le classique hollywoodien ne séduit pas cette nouvelle génération de cinéphiles politisés issue du baby-boom, les personnages sont trop éloignés de leur réalité.
Ce jeune public est marqué par les événements de ces dernières années, entre les assassinats de politiciens, l’instabilité des régimes en place, la répression des mouvements contestataires et la guerre du Vietnam… Ce sont des spectateurs en totale remise en question des codes sociaux, ils souhaitent se libérer de ce contrôle des instances de pouvoir, ils prônent la liberté d’être, de faire et d’exister. Il y a par exemple la libération des mœurs et de la sexualité avec le mouvement hippie notamment. Pourquoi iraient-ils voir de vieux cowboys sentant l’ultra-patriotisme et défendant l’héritage falsifié d’une nation américaine rongée par le capitalisme ?
Les cinéastes du Nouvel Hollywood comprennent vite qu’il n’est plus question de faire des super spectacles au budget mirobolant, mais juste des films à petit budget filmés en décor extérieur avec des personnages qui reflètent la réalité de l’époque. Il semble important de mentionner le fait que ces personnages sont aussi le symbole d’une fêlure entre l’utopie du début du nouvel Hollywood et la désillusion de la guerre du Vietnam, ou bien de ce climat de paranoïa encore très présent dans les années 70. Ces nouveaux films, axés sur des récits plus sombres, avec des personnages moins admirables ou moraux, sont pourtant les emblèmes de cette jeunesse qui se cherche et de cette société en mouvement.
Les héros du Nouvel Hollywood sont en opposition directe avec toute forme d’autorité. Le premier film de cette période est Le Lauréat (1967). La thématique de la libération sexuelle de la jeunesse est bien évidemment présente, mais c’est ici l’instance de la famille dans son fondement qui est remise en cause par le personnage de Dustin Hoffman (Benjamin) : perdu suite à sa récente entrée dans l’âge adulte, il est victime en même temps de la pression sociale et de celle de ses parents, ce qui le place dans une forme de passivité.
Ce personnage est un jeune qui se cherche, il entretient une relation adultère avec Mme Robinson, puis tombe amoureux de sa fille, rien de moral ici. Sa mère, pleine de jalousie, organisera le mariage de sa fille pour se venger. Une des scènes cultes du film montre Benjamin courant vers l’église où se déroule le mariage. Physiquement, il fait très jeune, plein de fougue ; il perturbera le mariage pour réussir à s’enfuir avec celle qui l’aime, il utilisera la croix de l’église pour se défendre de ses détracteurs, une image ô combien immorale. Mais ce personnage de Benjamin attire la sympathie, il est juste humain, spontané et jeune.
Ce film a bien évidemment été critiqué pour ce côté sulfureux. Le personnage de Benjamin est l’un de ces nouveaux héros : jeune, perdu, à la fois ambitieux et passif.
Un autre personnage emblématique du Nouvel Hollywood rentre en conflit avec le symbole d’autorité qu’est l’État. Il s’agit de Randall, interprété par Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Raclure de bas étage et pur fainéant, Randall préfère se faire interner à la suite d’agressions pour éviter la prison ; il débarque ainsi dans un hôpital psychiatrique.
Il développe rapidement une sympathie pour ces rejetés de la société et dénonce l’institution psychiatrique : mauvais traitement, cruauté, maintien forcé sous médicaments. Il y a un côté du personnage de Nicholson qu’on ne comprend pas : est-il vraiment fou ? En tout cas, il dénonce directement cette volonté de créer des humains parfaitement adaptés à la société, des bons citoyens. Randall entre en révolution contre cet ordre établi, montrant que ce n’est pas la maladie de ses collègues que l’on veut guérir, mais plutôt leurs différences qui font tache. C’est un personnage haut en couleur, avec un physique peu commun, symbole d’une nouvelle génération d’acteurs qui deviendra emblématique de ce courant.
Un des premiers films de ce nouvel Hollywood, c’est bien sûr Bonnie and Clyde (respectivement Faye Dunaway et Warren Beatty), des héros totalement marginaux et immoraux qui ne devraient pas attirer la sympathie, car leur statut de gangsters les place en opposition directe avec l’État et le système capitaliste. Le personnage de Bonnie est aussi intéressant que celui de Clyde : elle s’ennuie dans cette routine de serveuse, elle est frustrée, autant sexuellement que dans sa vie tout court.
Elle rêve de mieux, d’aventure et d’adrénaline, de liberté en soi. Elle est un reflet de cette jeunesse qui souhaite mieux qu’un métro, boulot, dodo. Loin d’être un exemple, ce couple emblématique attire la sympathie, déjà parce qu’ils sont beaux, mais aussi parce qu’ils sont humains : l’acceptation du corps dans sa nudité et la relation sexuelle décomplexée se mêlent à l’angoisse très humaine d’avoir une vie insignifiante.
C’est aussi l’occasion de voir des personnages marginaux n’ayant que la violence comme mode de communication. Ils sont exclus de la société, mais pas du Nouvel Hollywood. Alex DeLarge (Malcolm McDowell), dans Orange mécanique de Stanley Kubrick, est le leader des Droogs, un parfait exemple de l’anti-héros. Il passe son temps à tuer, voler et violer des gens, il est froid et sans vergogne, et pourtant il est doté d’une extrême sensibilité à la musique. Il est très érudit.
Ce personnage, moralement très répréhensible à l’instar d’un Joaquim Phoenix dans Le Joker, renferme un véritable dilemme. Mis en prison à la suite d’un violent meurtre, il est expédié dans un système expérimental psychologique pour lui annihiler toutes ses pulsions violentes. C’est toute la profondeur du personnage qui apparaît dans certaines scènes : les yeux écarquillés, il est obligé de regarder des scènes des plus violentes en boucle.
Une forme de catharsis est souhaitée par les scientifiques. Et c’est ici que ces personnages du Nouvel Hollywood sont différents : la violence qu’ils subissent est telle que cela fait oublier leurs propres aspects immoraux. Ce film questionne aussi la réhabilitation des prisonniers par l’État dans une satire du système carcéral de l’époque.
Ces personnages du Nouvel Hollywood sont donc en opposition directe avec les entités autoritaires : celle de la famille et de ses codes, celle de l’État et du capitalisme, celle des établissements de soins psychologiques, celle de l’environnement carcéral.
Ils sont aussi un miroir de la société américaine de l’époque, dans un premier temps pleine de rêves et d’espoirs, mais aussi rongée par ce climat de paranoïa suite aux différents assassinats et aux conflits. Le film Easy Rider de Dennis Hopper est avant tout une réappropriation du genre du western, avec cette thématique de la conquête de l’Ouest inversée, comme pour Macadam Cowboy. Wyatt et Billy (Peter Fonda et Dennis Hopper) sont des héros emblématiques du road movie, ils sont profondément ancrés dans la culture hippie et représentent ces personnages immoraux et marginaux du Nouvel Hollywood.
Après avoir revendu de la drogue, ils se rendent au carnaval de La Nouvelle-Orléans, ils côtoient des communautés hippies, des prostituées, des oubliés du système américain. Ils sont témoins de ce que cette Amérique conservatrice essaye de faire croire : non, le passé de conquérant de l’ouest n’est pas une fierté ; non, le personnage d’Ethan Edwards n’est pas un héros du patriotisme, il est juste raciste.
Ces personnages fument de la marijuana, ont des relations sexuelles décomplexées, ils fuient la société, mais leurs rêves d’évasion n’aboutissent pas. Les marginaux du nouvel Hollywood sont souvent rattrapés par la société.
La guerre du Vietnam et ses ravages se font sentir dans le nouvel Hollywood avec des personnages comme ceux de Michael, Nick et Steven (Robert De Niro, John Cazale et John Savage) Dans Voyage au bout de l’enfer de Cimino, film qui évoque frontalement ce conflit. Les personnages sont marginaux à la base, issus d’une communauté slave et ouvrière dans la sidérurgie, loin d’une Amérique des grandes villes. Le 3ᵉ acte le montre en position de cowboy, sur une musique presque western : il revient au foyer comme Ethan Edwards dans La prisonnière du désert.
La scène de la roulette russe quand ils sont prisonniers au Vietnam est d’une noirceur totale, les personnages sont au bord de la folie, traumatisés, ils sont les pantins d’un État en quête de souveraineté. Ce sont aussi des personnages qui ne sont rien face à la nature indomptable de la fatalité, qui ne sont même pas maîtres de leur destin. Ils sont loin d’être des héros forts et indomptables, ils ne sont plus ces héros issus du patriarcat.
Ce film montre l’enfer de la psychologie des vétérans du Vietnam, qui ne sont plus totalement vivants, entre problèmes psychologiques et mutilations suite à la guerre. Des personnages qui sont ancrés dans leur époque et qui questionnent les événements de ces années 70.
La paranoïa latente de ces années marque aussi les personnages du Nouvel Hollywood, entre assassinats, guerres et complots. The conversation de Coppola montre un côté de cette Amérique contrôlée où tout le monde se méfie de tout le monde. Harry Caul est un spécialiste de la filature, il attire la sympathie bien que totalement misanthrope ; il porte sur son environnement un regard de méfiance. Il est montré dans une solitude qui touche, derrière toutes ses machines, à l’écoute de la vie des gens mais pas de la sienne, il n’existe pas pour le monde.
Les personnages du Nouvel Hollywood sont loin d’être des héros, mais leur psychologie révèle une volonté de ne pas romancer la réalité.
Les personnages de Macadam cowboy cités précédemment sont dans un premier temps une remise en question des archétypes du western et des personnages masculins et, plus profondément, ils questionnent ce que c’est d’être un homme. Bien que devenu le fervent défenseur du fasciste Trump, John Voight incarnait dans ce film un homme sensible. Le personnage de Joe Buck est sexualisé dès son plus jeune âge, il en garde des séquelles. Sa relation avec Crazy Annie a aussi viré au drame, il n’a qu’une seule envie : partir à la conquête de New York, pensant être irrésistible aux femmes.
Cette évocation du passé du personnage, évoquant du potentiel inceste et montrant des scènes de sexe et de violence, crée une transmission des émotions encore plus fortes, car proche d’une réalité qu’on ne cherche pas à brider.
Joe Buck incarne le rêve américain brisé, mais aussi la lente disparition de la masculinité toxique qui le constitue. Il se prostitue pour gagner sa vie, son image de cowboy hasbeen fait plus rire qu’autre chose. Il est en rupture totale avec les héros de l’ouest, montrant que ce qui faisait rêver avant n’est plus le cas aujourd’hui.
Les gens n’ont pas le temps pour lui, il n’est rien. Ce personnage est d’autant plus complexe qu’il se questionne sur sa sexualité. Loin du héros viril de l’Ouest qui porte à bout de bras une famille qu’il a créée, Joe se prostitue pour des hommes ; on suggère explicitement les relations sexuelles (fellations au cinéma, etc.). Il est l’emblème de ces gens qui se cherchent, attachés à la fois à l’image que la société veut leur donner et aux introspections forcées que leurs aventures offrent. Il est le parfait exemple de la complexité du Nouvel Hollywood, entre rupture et continuité.
Rico Ratzo est l’acolyte de Joe dans ce film, même si, à la base, il essaye de l’escroquer. Ce personnage est un vrai marginal, mais son existence est quelque peu poétique, c’est ce côté qui rend ces personnages attachants. C’est un squatteur qui se nourrit de lait de coco, il rêve de partir en Californie pour voir le soleil. Son existence est pourrie, mais il rêve, une carte postale accrochée sur le mur décrépi de son appartement. Sa rencontre avec Joe dévoile tout ce que l’humanité a de plus humain justement, ils sont ensemble dans la galère et ne se lâcheront jamais, une amitié pure. L’homophobie latente de Rico laisse d’ailleurs deviner qu’il refoule son attirance pour Joe.
En bref, c’est un des plus grands films du Nouvel Hollywood. Illusions et bouleversements, des héros fragiles, sensibles face à une société qui les oublie, ils sont pleins d’ambition, mais inévitablement rattrapés par les problèmes. La mort de Rico (désolé pour le spoiler) fait automatiquement lâcher une larme, il meurt aux portes de son rêve, en se pissant dessus dans un bus. C’est dur, c’est frontal, parce que ces personnages sont plus qu’humains, ils sont un reflet de la réalité.
On retrouve ce côté du héros marginal touchant par la poésie qu’il incarne dans Taxi Driver. Travis Bickle (Robert de Niro) est perdu, c’est un ancien marine névrosé en proie aux insomnies. Il côtoie les bas-fonds de l’humanité. Il est souvent montré seul, rejeté par une société qui a évolué sans lui ; il ne fait rien, il n’est rien, et pourtant ça sera le premier à faire preuve de cœur quand il le faudra. C’est encore un de ces nouveaux héros, touchant car humain.
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