Aujourd’hui, le nom de Félicité de Genlis est presque tombé dans l’oubli. Pourtant, de son vivant, il n’en fut rien. Autrice prolifique et pédagogue passionnée, elle était connue et reconnue dans le royaume de France et à l’étranger. Retour sur le parcours exceptionnel de cette femme qui a marqué, à sa manière, le modèle d’éducation du XVIIIe siècle par sa soif perpétuelle de savoir.
Félicité du Crest de Saint-Aubin naît le 21 janvier 1746 à Issy-l’Evêque, en Bourgogne. Dès son plus jeune âge, elle se passionne et se cultive sur de nombreux sujets comme l’histoire, les sciences naturelles, le théâtre ou encore la musique. En plus d’apprendre, elle aime partager ses connaissances. Elle s’improvise pédagogue pour les enfants qu’elle côtoie en leur enseignant tout ce qu’elle découvre.
En 1763, à ses 17 ans, elle épouse Charles-Alexis Brûlart, comte de Genlis, marquis de Sillery. Introduite à la cour, elle devient la dame de compagnie de la duchesse de Chartes, Louise Marie Adélaïde de Bourbon, femme de Louis-Philippe d’Orléans, surnommé Philippe Egalité. De par leur appartenance à la royauté, leurs enfants sont princes de sang et peuvent aspirer au trône de France.
Traditionnellement, l’éducation des enfants appartenant à un tel rang est confiée à des gouverneurs. Cependant, Louis-Philippe refuse tous ceux qu’on lui présente, un à un. Félicité lui propose alors quelque chose d’« extraordinaire, même sans exemple » pour reprendre les propos de Jean-François de la Harpe, un contemporain : devenir leur gouverneur. Mais cette charge est normalement réservée aux hommes. Alors, le duc d’Orléans demande l’autorisation au roi Louis XVI qui accepte.
Le 4 janvier 1782, Félicité de Genlis devient ainsi la première femme gouverneur. Pour asseoir son autorité, elle souhaite que le mot reste au masculin. Mais, dès l’annonce de cette nomination, les critiques sont nombreuses. Félicité de Genlis ne tarde pas à être surnommée le « gouverneur femelle », elle se fait siffler, insulter, des pamphlets sont écrits contre elle. Les hommes s’indignent qu’une femme puisse prendre une place qui leur revenait de droit. Même les Lumières s’opposeront à elle, à cause de ses croyances et de ses traits moralisateurs.
Un cadre privilégié
Félicité de Genlis propose un modèle d’éducation novateur dans son roman Adèle et Théodore. Au XVIIIe, les sujets enseignés dépendent du sexe de l’enfant. Les filles sont initiées à la couture et à la cuisine, tandis que les garçons apprennent l’histoire ou le latin. Félicité, quant à elle, souhaite que les enfants apprennent ensemble et en s’amusant, ce qui est très novateur pour l’époque.
Pour les éloigner des influences de la cour, Félicité décide que l’enseignement des enfants se fera au pavillon de Bellechasse, sur les terres d’un couvent, situé au Faubourg Saint-Germain, aujourd’hui dans le 7e arrondissement. Imaginé par ses soins, ce pavillon est un véritable livre ouvert dans lequel les enfants peuvent s’instruire grâce à un décor atypique. Sur les murs des escaliers, des cartes du monde leur servent à connaître la géographie. L’histoire est, quant à elle, diffusée grâce aux nombreux portraits royaux. Une lanterne magique, tant appréciée à l’époque, est utilisée pour apprendre la mythologie.
En plus des enfants du duc, dont Louis-Philippe qui montera sur le trône en 1830, Félicité éduque également ses deux filles, neveu et nièce, ainsi que deux Anglaises. D’ailleurs, l’une d’elles n’est autre que sa propre fille, née de sa relation avec le duc d’Orléans. Pour masquer le subterfuge, elle l’envoie en Angleterre avant de la faire revenir en France en prétextant qu’elle pourra aider ses camarades à apprendre l’anglais. Officiellement considérée comme une orpheline, Félicité adoptera par la suite Pamela Brûlart de Sillery.
Des journées bien remplies
Pour le gouverneur, chaque instant peut devenir source d’occupation pédagogique. Littérature, géographie, calcul, anatomie, astronomie, danse… Les thématiques sont nombreuses et pour certaines d’entre elles, comme le latin ou la religion, elle est secondée par des précepteurs. Un sous-gouverneur, Charles-Gardeur-Lebrun, est également présent au pavillon. Il consigne par écrit le quotidien des princes afin de voir l’évolution de leur apprentissage.
En plus des leçons, les enfants s’épanouissent avec de nombreuses activités comme le jardinage, le dessin ou la musique. Félicité est d’ailleurs elle-même une excellente harpiste. Certains précepteurs sont de nationalité étrangère, ce qui permet aux petits d’apprendre à parler l’allemand ou l’italien par exemple. À ses 12 ans, Louis-Philippe sait déjà parler 4 langues.
Dans les jardins, les enfants s’initient au sport, avec des activités pour le moins originales. Félicité pense que le développement physique est très important. Ils doivent ainsi marcher avec des chaussures dont les semelles sont en plomb ou porter des cruches remplies d’eau pour développer leurs muscles par exemple. Les jardins servent également de décor pour les pièces de théâtre qu’ils jouent, toutes rédigées par le gouverneur. Chacune contient une morale pour que les enfants apprennent à bien se comporter. Malgré des journées bien chargées, ils parviennent toutefois à trouver le temps pour jouer… tout en apprenant de nouvelles choses. Avec des bateaux miniatures disposés dans la rivière qui longe le pavillon, ils imaginent revivre l’époque des grandes découvertes et se rêvent Vasco de Gama.
Même lorsque ses élèves n’en ont pas conscience, Félicité les observe en permanence. Quand ils étudient, elle les regarde à travers une glace sans tain. Si les princes rentrent chaque soir, vers 22h, au Palais-Royal, les autres enfants restent au pavillon. Genlis dort ainsi dans la même chambre que la princesse Adélaïde.
Des modèles pour apprendre
Au XVIIIe, les travaux manuels sont en vogue. Louis XVI se passionne d’ailleurs pour la serrurerie. Félicité apprend aux enfants à fabriquer de nombreux objets, comme des portefeuilles, des fleurs en papier ou même des bijoux à partir de cheveux. Les princes découvrent l’art de la menuiserie ; Louis-Philippe construit une armoire et une table pour une paysanne qui habite près du pavillon.
Genlis dispose également d’un outil pédagogique qui passionne les enfants : le modèle, une reproduction miniature d’un atelier à l’échelle 1/8ème. Chaque modèle représente un atelier développé au XVIIIe comme celui du cloutier, du menuisier ou du plombier par exemple. Si tous les outils sont présents dans ces modèles, aucun personnage n’est représenté. L’objectif est de pousser l’enfant à imaginer le fonctionnement des machines. Certains d’entre eux sont très grands, pouvant atteindre plus de 30 cm de long.
Afin de ne pas couper les enfants du monde extérieur, Félicité de Genlis organise des voyages, notamment dans l’Ouest de la France pour montrer les différences entre les régions du royaume. À une époque où le tourisme n’existe pas encore, cette initiative est novatrice. Les princes assistent avec elle à des pièces de théâtre, tandis que chaque samedi, le pavillon se remplit d’invités pour initier les enfants à l’art de la conversation.
Finalement, la méthode de Genlis repose sur l’observation et la manipulation. Ainsi, lorsque les enfants observent ce qui les entoure, ils peuvent en comprendre le fonctionnement. Son objectif est de leur faire découvrir un maximum de savoirs et de techniques développés et diffusés au XVIIIe dans l’esprit des Lumières.
Au total, plus d’une dizaine d’enfants viennent étudier au pavillon. Félicité de Genlis imagine d’ailleurs le projet avant-gardiste de créer une école réservée aux filles. Les enfants garderont toujours un souvenir très positif de leur éducation avec ce gouverneur un peu particulier.
Quelques mois avant sa mort, en août 1830, Félicité de Genlis assiste à son propre triomphe avec l’accession au trône de Louis-Philippe Ier. Il dira d’ailleurs « j’étais un garçon faible, paresseux et poltron. Elle fit de moi un homme assez hardi et qui a du cœur ».
Sources :
- Merveilleux ou rationnel, les Veillées du château de Mme de Genlis
- Les Mémoires de madame de Genlis : autobiographie et pédagogie
- Princes et élèves : les études des princes d’Orléans sous l’autorité de Madame de Genlis (1782 – 1792)
- Madame de Genlis et les correspondances littéraires
- Mémoires de Mme de Genlis
- Top Modèles, une leçon princière au XVIIIème siècle
- Madame de Genlis, moteur pour les « femmes auteurs »