« Crise de nerfs » de Stein et Weber, un triptyque résolument moderne [critique]

Inès Blasco
Inès Blasco
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Scène de ménage avant mariage

Pandémie oblige, la pièce mise en scène par Peter Stein, Crise de Nerfs (une adaptation de trois pièces de Tchekhov, Le Chant du Cygne, Les Méfaits du Tabac et Une Demande en Mariage) est repoussée à la rentrée de septembre au Théâtre de l’Atelier (Paris, Montmartre). Peu importe, car cette collaboration entre Peter Stein, amoureux de Tchekov, et Jacques Weber, amoureux des planches, se révèle être une réussite.

Cependant, la poétique de Tchekhov nous rappelle qu’entre le XIXème et le XXIème siècle, les mœurs n’ont guère évolué. Peter Stein propose au public d’explorer les limbes glacées de l’humaine condition par des ressorts comiques. Entre les souffrances du vieux Svetlovidov, les complaintes du soumis Nioukhine… Le spectateur assiste à une mise en scène de différents tableaux de la vie quotidienne. Tchekhov, en « vieille corneille élégiaque », se fait observateur de la Russie de la fin du XIXème siècle comme il se fait observateur du monde, entre sempiternelles crises existentielles et joies éphémères du mariage.

La pièce actuellement au Théâtre de l’Atelier (Montmartre)

Le Chant du Cygne, et la lumière fût

Svetlovidov est le genre d’homme qui ne compte pas les heures. Cependant un soir il se réveille. Vieil acteur aussi âpre que les planches foulées depuis cinquante ans de métier, il est ivre et seul dans un théâtre vide. Face à l’inanité qui l’entoure, il tressaille. C’est la peur de mourir, la peur de vieillir, la peur d’être abandonné et enterré qui le prend à la gorge.

Cette terreur existentielle n’est pas sans nous rappeler l’Ecclésiaste, fils de David, roi de Jérusalem dans l’Ancien Testament : « Vanité des vanités, tout est vanité (…) On ne se souvient pas de ce qui est ancien ; et ce qui arrivera dans la suite ne laissera pas de souvenir chez ceux qui vivront plus tard ». Svetlovidov arrive à l’hiver de sa vie. Il prend alors conscience de son statut de mortel, lui qui a tutoyé les Muses toute sa vie durant. L’illusion vitale nietzschéenne est brisée, il s’agit d’arrêter de se mordre la queue et de regarder l’immense vide qu’est l’existence.

Cette posture de l’homme seul face à sa propre finitude est une réminiscence de la recherche des neiges d’antan. Le topos de l’ubi sunt sciemment subtilisé par Tchekhov amène Svetlovidov à déclamer les vers des rôles qui ont fait de lui un formidable comédien. Hippolyte fils de Thésée, le roi Lear et Cyrano de Bergerac représentent ces hommes colossaux rattrapés par leur destin. Il faut mourir. D’amour ou d’une hydre, le linceul sera l’ultime toge du comédien.

Un Charon moderne sur scène comme sur le Styx

La détresse de Svetlovidov est une mise en abyme aux origines de la condition des comédiens. Lorsqu’il alpague le public, il devance la tourbière de Vladimir (En attendant Godot, Beckett), cette fosse engloutissant les vies et les aspirations des milliers d’artistes. Svetlovidov s’est éreinté dans ce théâtre comme le prolétaire à l’usine. Tchekhov a l’idée de dépeindre les scènes de la vie quotidienne. Et lorsqu’il s’attaque à l’artiste des planches, il ne peut s’empêcher de se placer dans la lignée des auteurs ayant expérimenté la malédiction d’être poète en pays de fer et d’acier.

Tel Le Pélican de Musset, Svetlovidov s’est offert au public comme l’oiseau à sa descendance. Alors que sa chair s’en retrouve déchiquetée, il tombe dans les sphères abyssales de l’abnégation de l’artiste : il faut toujours divertir un public qui se moque de vous. Lorsque les lumières s’éteignent, les bourgeois s’en vont dîner tandis que l’artiste, le souffle court, n’a de quoi régler sa maigre pitance.

Cette angoisse face à la vanité de l’existence humaine dévoile un Tchekhov visionnaire, conscient de la misère de l’homme sans Dieu (Pascal). Dans des sociétés qui voient disparaître la communauté, l’homme seul face à lui-même rencontre l’absurde, la finitude, l’existentialisme. Alors que sous l’empire romantique les souffrances étaient transcendées, transfigurant la stature de l’artiste, Tchekhov semble percevoir une vision intrinsèquement déceptive à la fonction du poète. Tel un Christ en croix ou un pharmakon du Juif errant, l’homme poète ne connaît de repos, toujours sollicité, constamment mis au ban.

Alors, Svetlovidov, vieux mais frétillant comme un gardon, s’apprête à donner son chant du cygne.

La voilà la beauté tragique de Tchekhov. C’est l’affaire d’un vieil homme glacé, lanterne à la main tel l’Hermite de l’antique tarot de Marseille, à la recherche de l’homme.

Les Méfaits du Tabac, volutes inquiètes et mégère pas nette

Nioukhine est le dindon de la farce. Weber incarne cette fois-ci un mari complètement aliéné par sa femme, directrice d’un pensionnat qu’elle dirige d’une main de fer. Rouflaquettes et ventre bedonnant, il est censé donner une conférence sur les méfaits du tabac. Mais il parle de tout sauf du sujet, profitant de l’absence de la hyène pour donner au public un véritable morceau de bravoure en parlant de sa vie de mouton de Panurge.

Nioukhine, c’est un homme brisé par les codes sociaux de l’union, pénétré d’un taedium vitae qui ne lui laisse aucun espoir de sommeil et aucun espoir de réveil (Segalen). Nioukhine reflète les limites de la famille traditionnelle. Le schéma social sécurisant du papa, de la maman et des enfants vole en éclat. Il dévoile alors un suicide conventionnel, une immolation par la bienséance. Un bûcher nourri par les braises du regard inquisiteur des braves gens… qui n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux (Brassens).

La crise de nerfs de Nioukhine

Si l’on se marie pour assurer sa survie, pourquoi la déchéance est-elle inéluctable ? C’est le monologue d’un homme qui n’est ni un corsaire, ni un mauvais garçon, ni un guerrier. Son obéissance à la morale des esclaves fait de lui un être tout aussi capable de vivre qu’un patient en gériatrie. Que se passe-t-il quand on jette un homme rieur dans un monde de conventions sclérosantes ? Nioukhine voit bien que sa vie n’a de sens que parce qu’il garde son humour. Weber, des trois pièces, rode sans doute son meilleur rôle, celui d’un homme infiniment triste et infailliblement drôle. Certes cet homme est à plaindre. Mais le public retient surtout qu’il découvre une vie qui est sans doute également la sienne. Ne sommes-nous pas tous soumis aux rouages de la société ? Une société qui exige de nous de la servir plutôt que de l’asservir ?

Tchekhov, en intitulant sa pièce Les Méfaits du Tabac, évoque une drogue que l’on respire et qui nous tue. Qui nous accorde un répit mais nous gangrène de l’intérieur. Le mariage est un poison coûteux socialement accepté et recommandé que l’on ne peut éviter. Lorsque nous y tombons, nous trouvons mille et une manière de le défendre. Nous déplorons même que le monde ne nous suive pas dans notre trépas. En Russie, vers la fin XIXème siècle, la famille chrétienne s’essouffle, se disloque, tombe en ruine et s’enterre. Nioukhine contemple son mariage tuer sa vie comme Néron Rome en flamme.

Sous couvert d’humour, Nioukhine illustre l’absurdité des instances traditionnelles. Tchekhov jette au feu l’attitude timorée de l’homme face au joug d’une femme tyrannique. Les Méfaits du Tabac est une pièce des plus drôles et des plus touchantes. Elle nous invite à réfléchir sur la vie « droite » que l’on nous recommande pour mieux nous détourner de nos passions et de notre fureur de vivre.

Une demande en Mariage, fiction pas si fictive

Weber a trouvé une compagne. Loïc Mobihan campe Lomov, un soupirant dictateur sous ses airs de saint-nitouche. En face, Manon Combes excelle dans son rôle de Stepanovna, une amazone en jupon. Lomov, engoncé dans son smoking, rend visite à son voisin afin de demander la main de sa fille, Stepanovna. La déclaration dégénère. Lomov, faisant face à une jeune femme décidée à défendre ses intérêts et à contredire l’homme, crie et révèle son caractère de tyranneau endimanché. C’est la critique du petit dictateur, de l’homme qui s’introduit dans une famille pour y semer la zizanie. Cette isotopie de la demande en mariage est un ressort comique relevant de la farce. On y voit le prétendant vivre une épreuve humiliante : Lomov sait pertinemment que l’élue de son cœur peut le rejeter.

Bataille d’ego dans la maison du père, Stepanovna est bien loin d’être une jeune fille candide à la Elvire (Don Juan). Au contraire, elle tient tête à l’homme et dévoile une dimension passionnelle empruntée au romantisme. L’attitude des deux personnages relève de la romance cruelle, où la violence des personnages réside dans leur soumission aux passions. L’irascibilité des deux amants rappelle les personnages des Hauts de Hurlevent (Emily Brontë) tant le tremblement des corps et le discours épileptique saccadent la déclaration. Lomov n’est plus maître de lui-même. Stepanovna quant à elle, est trop capricieuse et impulsive pour se rendre compte que son caractère boudeur va tuer Lomov avant même qu’ils ne soient mariés.

Ces disputes « pré-conjugales » augurent un mariage qui peut tourner comme celui de Nioukhine : un homme et une femme qui se détestent. La passion amoureuse est bien présente : Stepanovna tremble de plaisir et aguiche l’homme. Lomov, tel un Edga Linton, se replie sur lui-même, sans doute influencé par son éducation raffinée. La pièce oscille entre désir de se joindre et désir de se détruire. C’est comme si Tchekhov annonçait de manière proleptique que les deux futurs époux ne connaîtront ni repos, ni mariage heureux.

 

Scène de ménage avant mariage

Le père hurle, Lomov s’évanouit, Stepanovna entre dans une crise de folie, les trois personnages sont emblématiques d’une Europe fin-de-siècle où la violente passion amoureuse des premiers romantiques (voir Les Souffrances du jeune Werther de Goethe ou Adolphe de Constant) est remplacée par la noirceur de la folie humaine. A cette époque, les personnages fous arpentant leur « saison en enfer » sont les héros de toutes les littératures. Ouvriers alcooliques, enfants battus, prostituées remplacent la Commedia dell’arte pour façonner une farandole de personnages réels. La poétique de Tchekhov rappelle une dimension naturaliste. Comme si les personnages étaient déterminés à être fous pour ne pas regarder en face l’ampleur de leur engagement… A savoir le mariage, et toutes les contraintes matérielles et morale qui s’y prêtent. Mais alors, où est la place de l’amour quand le mariage peut vous déposséder de vos terres et bafouer vos goûts personnels ?

Être fou pour se sauvegarder, c’est un emprunt aux personnages hallucinés et résolument violents de Dostoïevski. Lomov, par exemple, est une réminiscence de Vassia Choumkov dans Un Coeur faible. On y voit en effet une situation heureuse comme son mariage prochain avec Artiémiev dégénérer. Suite à cela, il sombre dans la folie et se fait interner, laissant la jeune fiancée dans un immense désarroi. Tous soumis à la loi de Murphy, les personnages de Tchekhov se livrent un combat acharné dans une arène antique. Au fond le mariage, comme tout autre événement heureux, n’est pas exempt de rappeler à l’humain son insignifiance dans un monde qui peut se passer de lui.

Rien de nouveau sous le soleil dirait l’Ecclésiaste ! Peter Stein met en lumière dans le théâtre de Tchekhov une influence pascalienne et dostoïevskienne. Un théâtre où l’homme ne peut trouver son salut sans être guidé par un personnage christique. Misère, tristesse, ennui, violence et crise de nerfs. Les personnages de Tchekhov sont les spectateurs qui, dans un procédé bien connu du theatrum mundi, se retrouvent dans cette farandole de malheurs que l’on cache ou que l’on remet à plus tard. Tchekhov signe son appartenance à la lignée européenne des auteurs fin-de-siècle. Ces auteurs qui rapprochent Nietzsche et Huysmans, Rimbaud et Blondin.

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