Le film Asako I & II de Ryusuke Hamaguchi est sorti en 2018. Il suit la métamorphose d’Asako, une jeune femme vivant à Osaka, explorant le caractère ambigu des sentiments amoureux en recourant à l’idée du double en tant que cadre narratif. Il a été présenté au Festival de Cannes 2018. C’est un film entièrement basé sur un système d’échos, de reflets, de réminiscences ressenties au présent (et non pas illustrées par de grossiers flash-backs). La photocopie de l’âme-sœur sera la figure qui confronte la protagoniste à des choix qui lui permettent de reprendre les commandes de sa vie et de passer d’Asako I à Asako II.
La jeune Asako, étudiante à Osaka, est éperdument éprise de Baku, un jeune homme très beau, mais fantasque et imprévisible. Un jour, ce dernier disparaît, laissant Asako désespérée. Fuyant Osaka, la jeune femme part s’installer à Tokyo. Deux ans plus tard, Asako tombe par hasard sur un jeune homme qui ressemble trait pour trait à Baku.
C’est une énigme au bord du fantastique avec l’esthétique spectrale du personnage de Baku, propre au rêve ou au fantastique, et de son double Ryôhei. Asako doit faire des choix critiques concernant son avenir en lien étroit avec le passé et l’illusion : concrètement, rester avec Ryôhei, un homme réel et bon, ou laisser l’ombre mémorielle de Baku, un amour illusoire de sa jeunesse, continuer à la posséder. Cette idée fondamentale est particulièrement présente dans la séquence principale : sa rencontre avec Ryôhei, le double de son amour perdu.
La scène de la rencontre entre Asako et Ryôhei montre un basculement dans la narration, ainsi que dans le personnage d’Asako. Elle croit revoir Baku transformé, mais doit faire face à la réalité. Dans cette scène, on revoit Asako quelques années après le départ de Baku. Elle travaille dans un café et monte dans des bureaux d’entreprise pour récupérer un thermos que son magasin fournit. Lorsqu’elle ouvre la porte de la salle de réunion, elle y découvre Ryôhei, déjà introduit aux spectateurs lorsqu’il commençait à ranger la salle. S’ensuit une discussion où Asako semble perdue entre son fantasme d’être à nouveau réunie avec l’homme qu’elle aime et la réalité.
Cette scène est l’incarnation du premier dédoublement successif, le personnage de Ryôhei prend petit à petit la place de Baku dans la narration. Le dédoublement de Baku se fait à travers les yeux d’Asako. Elle voit en lui ces traits qu’elle a longtemps recherchés.
Ces « retrouvailles » semblent être comme le nom de son salon de thé : un miracle « unimiracle » ou seulement une interprétation fictive d’Asako qui recherche Baku. Mais il y a une ambiguïté entre dédoublement successif et simultané. D’un côté, Asako est hantée par la disparition de Baku qui possède une ressemblance frappante avec Ryôhei, et de l’autre cette scène de rencontre interroge la discontinuité entre le double fantasmé incarné par Baku et l’individu réel.
La mise en scène, par l’intimité de cette rencontre, la simplicité des lieux et des décors, laisse place à un focus sur les personnages que rien d’autre que la confusion d’Asako ne va perturber. La scène garde des valeurs de plans qui varient rarement, majoritairement des champ-contrechamp en plan américain entre les deux personnages, et guident le regard du spectateur sur leurs expressions.
Tous les sentiments ressentis par Asako lors de cette rencontre sont mis en scène par un champ-contrechamp où un long regard reflète leur intensité, tout comme lors de sa rencontre avec Baku.
Le premier élément marquant de la scène est la ressemblance entre Baku et Ryôhei. Pour autant, la confusion est moindre chez le spectateur car la discussion entre le personnage et sa collègue dément la possibilité d’un simple changement de coupe de cheveux et de style vestimentaire chez le personnage de Baku. A travers la mise en scène, Asako fait face à des sentiments troublants dans ses retrouvailles avec Baku dans un champ-contrechamp face à Ryohei.
Pourtant, cette rencontre est une opposition avec celle de Baku au début du film. Alors que cette dernière s’est faite par hasard, sans dialogue et avec un naturel fou, la rencontre entre Asako et Ryôhei est teintée d’une gêne de la part d’Asako, qui, après s’être présentée, le questionne de manière déplacée et intrusive. Ils ne vont pas naturellement l’un vers l’autre et les mouvements des personnages dans la pièce témoignent du trouble ressenti par Asako. Elle reste immobile et Ryôhei se déplace dans la pièce autour d’elle, sans se douter de l’enjeu de cette rencontre.
La figure de Baku ressurgit mentalement dans la présence de Ryôhei. Le spectateur, tout comme Asako, est amené à comparer sans cesse le nouveau venu à son prédécesseur.
Hamaguchi renforce la confusion en jouant sur la représentation visuelle, en captant les réactions d’Asako, comme si elle voyait le fantôme de Baku. Le montage et les regards d’Asako construisent cette mise en abyme où le double se reconstitue dans l’imaginaire du spectateur. Ainsi, la rencontre n’est pas simplement un échange social ; c’est une réactivation d’une présence passée. Ce trouble de la perception d’un être aimé disparu peut se référer au trouble dans Vertigo de Scootie, lorsqu’il voit Lucy se transformer en Madeleine alors qu’il la croyait disparue. Elle apparaît à lui comme un fantôme et il revoit devant lui une image qui n’est qu’un fantasme.
La scène suit le personnage de Ryôhei, dont la tranquillité est perturbée par l’employée du café « Unimiracle ». C’est ce café qui justifie la présence d’Asako dans la pièce, introduit par la femme qui parle à Ryôhei, puis par le plan d’insert de la bouteille de thermos. Mais c’est aussi de cette manière qu’elle va s’introduire : après un silence où ils se dévisagent, elle va se présenter non pas par son nom, mais par sa provenance du café “Unimiracle”.
Cette rencontre avec Ryôhei, sous les traits de Baku, révèle qu’Asako est encore prisonnière du souvenir de son premier amour. Sur le plan psychologique, elle peine à faire le deuil de l’absence de Baku et la découverte d’un “double” ravive ce passé. La scène de rencontre devient ainsi un moment de confrontation pour Asako : devra-t-elle projeter l’image de Baku sur Ryôhei ou reconnaître la singularité de ce nouvel individu ? Tout au long de la scène, elle projette bien l’image de Baku sur le personnage en l’appelant plusieurs fois par ce nom, allant jusqu’à le démentir timidement lorsqu’il va lui donner son identité.
Cette obstination d’Asako à appeler Ryôhei Baku, menée par son trouble, crée une certaine confusion entre les personnages. Il va d’abord logiquement, mais presque avec naïveté, penser qu’elle fait allusion à un zoo qui accueillerait des tapirs, mais va finalement se vexer car il pense qu’elle le compare à cet animal. En ayant la clef des potentielles pensées qui traversent l’esprit d’Asako, cet échange paraît presque comique, mais vire plutôt au tragique quant à la méprise des deux personnages.
Cette obstination, discrète, va au-delà avec la mise en scène par son changement d’attitude. Il y a une timidité, une fermeture dans son visage et des gestes modérés qui restent les mêmes. Mais quelque chose change dans la mise en scène du personnage. Elle va vers Ryôhei dans la pièce, s’élance vers lui pour récupérer le thermos, puis retourne vers lui lorsqu’il se déplace dans la pièce. Il y a sans doute une volonté chez Asako d’observer Ryôhei et de revoir enfin les traits de Baku.
Mais on peut aussi voir dans ce changement de personnalité chez Asako son dédoublement. C’est une nouvelle Asako qui commence à prendre forme et qui va frontalement vers Ryôhei pour s’enfuir à la fin de la scène. Une tension réside dans le fait qu’Asako, face à ce dédoublement, peut être tentée de “revivre” le passé, mais elle est aussi poussée à se définir autrement. Ainsi, le “dédoublement” questionne son identité autant que celle de Ryôhei.
Cette séquence de rencontre entre Ryôhei et Asako illustre de manière frappante le thème du dédoublement successif dans Asako I & II, à travers la confusion identitaire, l’impact psychologique sur Asako et la dimension symbolique du double.
Ne manquez aucun article : abonnez-vous gratuitement à Cultea sur Google News