Le documentaire traverse l’histoire du cinéma, des premières prises de vues des Lumières jusqu’à celles de cinéastes comme Kléber Mendonça Filho. L’origine de ce mot est toutefois incertaine, mais concrétisée lors de la réception du film Nanouk l’esquimau de Robert Flaherty en 1922. Les prises de vues documentaires ont toujours été courantes, et se plaçaient au plus proche de l’expérience du réel.
Jean Vigo parle de “point de vue documenté, avec une visée explicative”, et nous invite donc à nuancer cette notion de réel, car la première réalité, c’est celle du regard de celui qui filme et de sa relation avec l’objet filmé. Par exemple, La Sortie de l’usine Lumière filmée par les frères Lumières est la résultante d’une réflexion sur le cadrage, la composition et la mise en scène.
La quête du réel se mêle parfois à la recherche de vérité que l’on retrouve chez des cinéastes comme Vertov et son ciné-œil, plaçant la caméra comme un œil mécanique améliorant la vision humaine imparfaite. Il sera de ces réalisateurs soviétiques qui se définissent par ce style d’observation, qui préfère les actions improvisées captées par la caméra plutôt que la trame d’un scénario. Portraits fantômes de Kléber Mendonça Filho est une synthèse des possibilités documentaires, entre biographie, fiction et enquête historique.
La filmographie de Mendonça est vaste et, comme nous le montre Portraits fantômes, débute assez tôt. Il est à la base un réalisateur de courts-métrages plutôt expérimentaux qu’il réalise avec des proches, des voisins dans une ambiance qui lui est chère. On retrouve des extraits de Enjaulado dans ce documentaire. L’appartement familial semble être le lieu de tournage idéal (on le retrouve plus d’une dizaine de fois).
Son premier long-métrage, Critico, est un condensé d’interviews qu’il mène durant plusieurs années dans les festivals auxquels il participe pour ses qualités de critique.
On ressent tout l’attachement pour sa ville natale de Recife au Brésil dans des films comme O som ao redor, les bruits de Recife. Il filme cet environnement de toutes les manières possibles avec tous les outils possibles, de la super 8 à l’iPhone, avec ou sans équipe de tournage. Kléber est un cinéaste qui rend hommage au berceau de son enfance.
Portraits fantômes est à première vue déroutant, il est d’une complexité sans pareil au vu de sa ramification spatio-temporelle. Il est le résultat d’un puzzle minutieux rassemblant photos d’archives, photos personnelles, plans d’architecture de bâtiments, cartographie personnelle, extrait de ses propres films et des films d’autres réalisateurs.
Le cadre est directement défini et pourtant, la complexité temporelle nous fait voir une ville en changement constant.
Il a d’abord débuté comme journaliste avec l’idée de se rapprocher peu à peu du cinéma, c’est une véritable vocation. L’aspect journalistique est ressenti dans ce travail de fond, cette connaissance du terrain et les interviews qu’ils préfèrent appeler des discussions.
Kléber Mendonça est le porte-parole de ces cinéastes brésiliens qui ont souvent été à part du cinéma mondial, de par une réalité matérielle complexe (accès difficile à du matériel professionnel) et l’impact de la mainmise du cinéma hollywoodien sur le Brésil.
Ce qui frappe dans un premier temps, c’est cette profusion de sources d’informations.
Ce documentaire est une forme de puzzle articulé vers un seul but : ancrer en image les fantômes du passé, qu’ils soient des entités physiques ou symboliques. À la manière d’Albert Kahn avec les Archives de la planète, qui réalise une campagne de réalisations documentaires afin de garder une trace du monde qu’il a connu.
Il y a un travail autour des archives : elles sont photographiques comme lors de la séquence d’ouverture du film avec une série de photographies d’Alcir Lacerda, montrant un Recife en totale plongée. On y voit cette ville du littoral quasiment vierge et paisible, avec son église au centre, et la vie qui s’articule autour. C’était pour lui le meilleur moyen de réussir à respecter la géographie passée de la ville. Pour le cadre intermédiaire des années 90, il introduira les vues aériennes de Recife de dentro pra fora de Kátia Messel.
Ces fragments du passé nous servent de cadre et sont la base du fond narratif du documentaire. Le but premier est de figer la ville dans le passé pour ensuite montrer son évolution. Il y a dans ce documentaire des archives architecturales avec des plans du Art Palacio notamment, qui participent vraiment à l’imaginaire du spectateur.
On retrouve une cartographie faite par Kléber lui-même, montrant le schéma du centre-ville de Recife et l’organisation des cinémas en chien de faïence. Des extraits de films montrant aussi la ville sous un autre angle, des images de presse d’archives comme celle du vendeur de rue qui se situait en face des studios d’Hollywood et qui avait fait la une des journaux après avoir désamarré un bateau en feu qui se situait dans le port.
L’importance de ces journaux se trouve dans la création même du film : il s’est rendu aux archives pour préparer son nouveau film, Agente Secreto, et ce sont les journaux de Recife de 1970 qui lui ont permis de modeler le Recife de Portraits fantômes. Ce point est important, car il montre tout ce travail d’écriture et de renseignements effectué en amont du tournage. Toutes les archives ne lui appartiennent pas directement et permettent de nuancer ce point de vue unique qu’a Kléber sur son environnement. Il parle de ses sources comme de matière qu’il va venir travailler pour créer l’esthétique de son film, il modélise Recife par le travail de la mémoire.
Sa matière préférée restera ses propres archives, qu’elles soient photographiques, cinématographiques ou journalistiques, c’est là où Portraits Fantômes prend une dimension hautement intime. Il est intéressant de mentionner qu’il ne pensait pas que ce que Kléber l’étudiant filmait de Recife deviendrait des images d’archives, il y avait juste la volonté de conserver une trace. Les plans des cinémas de Recife sont issus de son projet de fin de cursus d’études journalistiques, il ne pensait jamais les ressortir. Ils représentent cette forme d’archiviste amateur qui constitue la matière essentielle de ce documentaire et qu’il place au même niveau que nos photos de famille, montrant que c’est le temps qui fait l’intérêt de l’image.
Toute cette profusion d’images pose la question de l’esthétique : comment concilier toutes ces sources venant de différents points de vue et enregistrées sur différents formats, comment fluidifier ce voyage spatio-temporel ? D’abord au travers du montage. La scène d’ouverture est encore une fois marquante, car elle permet de passer de photos de presse du Recife des années 40 à une séquence filmée par Kleber dans les années 2000.
Plusieurs zooms s’effectuent sur l’image de base et la voix off démarre, permettant de passer de cet espace photographique à l’appartement de Subtual, donc à l’espace de vie réel. Les bonds temporels sont amenés par les différences de format : chaque format a un sens, une technologie symbolique de son époque. Le 35 mm est ici intemporel et ne marque pas vraiment de coupure brutale dans la narration : l’inauguration du cinéma Veneza est filmée en décembre 1970, et tant l’image est proche de la perfection technique, on pourrait croire qu’elle a été tournée récemment (c’est d’ailleurs l’erreur de deux critiques de cinéma). Les seuls indicateurs temporels restent les vêtements et la technologie apparente qui appartient à un autre temps.
Ce format permet donc une vraie fluidité narrative, a contrario de la VHS extrêmement présente. Il n’y a ici aucune volonté par le montage d’atténuer cette différence visuelle : l’altération de l’image fait partie du charme de ses séquences et les coupes brutes symbolisent la relation du réalisateur à son film. Comme il était un cinéaste de la VHS, il a souvent été mis de côté par ses pairs, mais c’était la réalité de l’accès à la nouvelle technologie qui en est la cause. Pour lui, la VHS devient réellement du cinéma avec Portrait fantôme et ressuscite le mouvement super 8 des années 70, qui consistait à faire du cinéma avec des appareils numériques dits “domestiques ».
Le réalisateur nous trouble aussi avec les jeux autour des sons, il utilise des captations anciennes qu’il utilise pour brouiller les frontières de ce labyrinthe de dimensions ; le carnaval de Recife est plusieurs fois montré avec une bande son ultérieure aux images et qui se rapproche de la sonorité que Kléber affectionne dans son enfance.
L’enfance d’ailleurs récurrente participe à une forme d’introspection poétique, avec une quête du souvenir où il rencontrera ces “portraits fantômes”. Ici s’opère une véritable quête du souvenir. Il est évident que ce film est immensément nostalgique, de sa création à son visionnage.
L’appartement de famille est empreint de tout un chapitre de la vie de Kléber, on le voit avant les travaux, après les travaux, après les naissances. Cet appartement, c’est le cœur du film, c’est en le quittant que Portraits Fantômes a débuté. Il est ici question du berceau de son enfance : en revisionnant et en numérisant les images, il apparait à la recherche du temps perdu.
Cet appartement de Recife est comme la maison de tante Léonie ; les pellicules photos sont sa madeleine de Proust. Comme évoqué précédemment, les archives personnelles stratifient les moments forts de la vie de Kléber. La période la plus récente le montre cheveux grisonnants, traits plus adultes, et cela fait simplement prendre conscience du temps révolu de l’enfance.
La voix off nous guide dans ce dédale de souvenirs et donne ce côté poétique, on a accès à l’intériorité du réalisateur et on comprend désormais pourquoi beaucoup de gens voient ce documentaire qu’à travers son prisme introspectif, forme de poésie dans l’affichage des mots aussi avec ses longs plans sur les devantures des cinémas, dont celui à la super 8 tout tremblant, car physiquement engagé. La ville apparaît comme un immense poème composé par les films à l’affiche. La série de photos sur le pont central de Recife montre toujours en arrière-plan ses immenses lettres illuminées qui donnent un caractère particulier à la ville.
Les plans de M. Alexandre constituent une des matières les plus chères à Kléber ; il le dira dans une interview d’ailleurs et appuiera le fait qu’il veut que cela transparaisse comme une discussion et non une interview. Il nous introduit ici un homme rond, attachant, qui boite un peu dû à l’âge. On ressent cette connexion unique, il ne s’agit pas directement d’une discussion de maître à élève, mais plutôt de grand-père à petit-fils. On s’identifie à ces scènes de partage d’une même passion et d’un héritage.
Le format tremblant de la super 8 offre ce côté juvénile, cette tentative de filmer pour garder un souvenir, et ça marche. Au gré des anecdotes, M. Alexandre retrace l’histoire du cinéma brésilien, il évoque la guerre, la dictature, son savoir-faire. C’est une conversation semblable à Lettre à mon ami Pol Cèbe de Michel Desrois et à son ambiance intimiste.
Les plans face caméra sont touchants, on se sent dans l’intimité de la salle de projection, il dresse un véritable portrait d’un homme devenu fantôme. Il participe à toute la poésie du film, avec des phrases comme “je fermerai le cinéma avec une clef de larmes” : on ressent que le cinéma représente sa vie, il reste là des heures durant à projeter en boucle des films comme Le Parrain.
La rue est filmée en caméra portée, avec de l’éclairage naturel pour ne pas travestir les déambulations de son enfance. Cette caméra portée rappelle la révolution de la Nouvelle Vague française qui tourne avec un nouveau genre de pellicule tout terrain permettant de délaisser les studios. Cf. : Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda. On retrouve aussi beaucoup de plans fixes souhaitant accentuer la vie qui se déroule autour de lui à la manière de Vertov dans L’homme à la caméra.
« Une journée de la vie d’une ville (Odessa, en l’occurrence) » ou « Je suis un œil / Un œil mécanique / Moi, c’est-à-dire la machine, je suis la machine qui vous montre le monde comme elle seule peut le voir », issu du Manifeste du ciné-œil.
Il personnifie à la suite l’appartement, les cinémas et la ville de Recife. L’appartement est une véritable entité, c’est la matérialisation de son corps sur terre, c’est le centre de sa création artistique et là où il a appris à filmer. Les salles de cinéma l’accompagnent.
La séquence du carnaval montre cette vision du son qui lui est propre, le travail en postproduction accentue les graves, il recrée l’impression des tambours qui montaient dans sa poitrine lorsqu’il était enfant.
Son attrait pour la fiction se retrouve dans la scène finale du documentaire, avec ce “taxi fantôme” qui disparaît lors de la course : il y a là un véritable jeu d’acteur de la part des deux protagonistes. La bande sonore de Herb Alpert et la colorimétrie donnent l’impression d’une fin de fiction apaisante. Cette conclusion (qui en soi marque la fin de notre voyage spatio-temporel) montre l’étroit lien entre documentaire et fiction. Où se place vraiment la représentation du réel dans ce documentaire ?
La question de l’urbanisme a bien ici une place prépondérante. En introduisant Recife de ce point de vue culminant, il est facile pour nous de constater les changements géographiques. Cette notion est déjà évoquée dans des films de Kléber dont on voit les extraits : on retrouve Sonia Braga leur tenir tête à des promoteurs immobiliers dans Aquarius, notamment.
Ce qui était une petite ville du littoral agencée autour de son église est désormais une immense forêt de buildings et de bâtiments imposants qui concordent avec la multiplication par 6 de la population brésilienne entre les années 1930 et 2010.
Les déambulations de Kléber dans le centre-ville nous montrent la quasi-intégralité des bâtiments délabrés, à la manière de Housing Problems. D’Edgar Anstey, Arthur Elton, 1935, documentaire sur des logements insalubres. Comme si la population s’était massifiée en une dizaine d’années puis avait quitté le centre-ville pour les banlieues, ces immenses bâtiments en ruine donnent l’impression d’une ville fantôme. Ce sentiment est accentué par les archives qui s’ensuivent. Ce pullulement appartient au passé et ces gens semblent encore hanter les lieux.
Le microcosme du voisinage montre aussi cette urbanisation de l’insécurité : apparemment là pour empêcher les chats de circuler, des barbelés sont posés sur les murs entourant l’appartement de Subtual.
Le rapport au cinéma de la société brésilienne est aussi évoqué, que ce soit du point de vue de la production ou de la réception. Du point de vue de la production, les moyens utilisés par Kléber Lendoca ont toujours été très marginaux (super 8, VHS) ; la culture cinématographique semblait être directement empreinte de la vision hollywoodienne du cinéma.
Par exemple, il détaille l’arrivée des studios d’Hollywood regroupant la MGM, United Artists, Fox, Paramount à Recife, montrant une forme de monopole dans la diffusion et la création. Il expliquera son attachement aux poubelles d’Hollywood et à ce marché noir s’organisant autour : on retrouvait des vendeurs de pellicules, d’affiches et autres objets de river. C’était en soi leur manière de s’approprier un peu de cette culture. Les salles de cinéma, bien que prestigieuses, ne semblent pas échapper à cette mainmise d’Hollywood et à la suprématie des studios.
Les programmations sont uniquement tournées vers des films issus d’Hollywood mettant en scène des stars comme Stallone, Tony Curtis. Les films à l’affiche sont L’Exorciste, Batman, Le Parrain. En filmant les sorties de projection, il montre pourtant un attrait exacerbé de la jeunesse pour le cinéma.
On ressent aussi l’héritage de la guerre : l’Art Palacio était un cinéma de L’Ufa, et le directeur allemand dont fait mention M. Alexandre diffusait uniquement des films de propagande nazis à cette période. Le cinéma porte aussi les traces architecturales du passage du nazisme avec un couloir dérobé à emprunter en cas de bombardement.
Le rapport de la dictature brésilienne au cinéma est évoqué, le projectionniste rapporte que les milices s’introduisaient souvent dans le cinéma afin d’empêcher les projections, on sent néanmoins un certain tabou au vu de la date d’enregistrement de ce témoignage. Ce rapport plus global du Brésil à la culture est aussi mis en lumière avec des films comme Je suis toujours là de Walter Salles, sorti en 2024, qui évoque ces plaies profondes laissées par ce chapitre de l’histoire.
Le rapport de la société latino-américaine à la religion est directement lié au devenir du cinéma brésilien. Le passage du catholicisme à l’évangélisme a entraîné dans les années 90 un rachat massif des salles de cinéma et de chaînes de télévision.
Les salles de cinéma deviennent des églises, il y a une grande place à la religion, une forme d’amertume dans ce changement, mais l’âme de la salle de cinéma est toutefois toujours préservée. L’intérieur ne change pas, les sièges sont toujours là, l’architecture conserve cette forme significative, ce qui rend pour lui la chose un peu moins dramatique. Ces changements ne sont pas drastiques ; il était par exemple habituel que la programmation change le jour de la semaine sainte avec des projections de La Passion du Christ.
Le côté sacré des salles de cinéma que cherchait à montrer Kléber est en soi préservé symboliquement, ce qui n’est pas forcément le cas à chaque fois avec le rachat des salles par des grands groupes.
On ressent le déclin du cinéma par l’arrivée de la télévision : peu à peu les cinémas ferment et deviennent des ruines, ils sont rachetés par des grands groupes, bien moins acceptables pour Mendonca. L’écran du cinéma est remplacé par une multitude de télévisions formant le rayon image d’un magasin d’électroménager. L’architecture des lieux est repensée, l’âme de la salle de cinéma s’envole. Plusieurs plans montrent des enseignes comme Starbucks, Subway et dénotent de l’environnement. À la manière de Schlesinger pour Macadam Cowboy, ces images subliminales montrent l’emprise du capitalisme américain.
La profusion des sources d’images stratifie le récit de Portraits Fantômes, entre 1920, 1940, 1970 et 2000 principalement. À cette complexité temporelle s’ajoute la complexité spatiale. La ville de Recife est le réceptacle de tous ses cinémas, de l’appartement de Sebtual ; ces entités sont soumises au temps et la géographie des lieux en pâtit. L’esthétique voulue tend donc à nous faciliter ce labyrinthe. Il réussit grâce au montage à accorder tous ses différents formats pour créer des coupures abruptes quand il le faut et, à l’inverse, à laisser jouer la modernité du 35 mm pour briser la frontière temporelle.
En plus d’être un exercice de style magnifique, on ressent tout le côté introspectif du documentaire avec ce soin apporté au détail de l’enfance. Le côté poétique émerge avec cette voix off qui nous sert de guide et nous mène à la rencontre de personnages touchants. Le style de Kléber se retrouve parfaitement dans ce documentaire, il arrive à spatialiser le souvenir, il joue avec la fiction documentaire.
Enfin, avec ses sources multiples, il retrace parfaitement l’histoire du cinéma brésilien et de la société brésilienne, il apporte un soin particulier aux changements architecturaux en les liant avec les phénomènes sociaux de l’époque.
Portraits Fantômes : bande-annonce
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